La Cousine Bette

Chapitre 79La porte au nez

A quatre heures et demie, le baron alla droit chez MmeMarneffe ; le cœur lui battait en montant l’escalier comme àun jeune homme, car il s’adressait cette question mentale : « Laverrai-je ? ne la verrai-je pas ? » Comment pouvait-il sesouvenir de la scène du matin, où sa famille en larmes gisait à sespieds ? La lettre de Valérie, mise pour toujours dans un minceportefeuille sur son cœur, ne lui prouvait-elle pas qu’il étaitplus aimé que le plus aimable des jeunes gens ? Après avoirsonné, l’infortuné baron entendit la traînerie des chaussons etl’exécrable tousserie de l’invalide Marneffe. Marneffe ouvrit laporte, mais pour se mettre en position et pour indiquer l’escalierà Hulot par un geste exactement semblable à celui par lequel Hulotlui avait montré la porte de son cabinet.

– Vous êtes par trop Hulot,… monsieur Hulot ! dit-il.

Le baron voulut passer, Marneffe tira un pistolet de sa poche etl’arma.

– Monsieur le conseiller d’État, quand un homme est aussi vilque moi, car vous me croyez vil, n’est-ce pas ? ce serait ledernier des forçats, s’il n’avait pas tous les bénéfices de sonhonneur vendu. Vous voulez la guerre, elle sera vive et sansquartier. Ne revenez plus, et n’essayez point de passer : j’aiprévenu le commissaire de police de ma situation envers vous.

Et, profitant de la stupéfaction de Hulot, il le poussa dehorset ferma la porte.

– Quel profond scélérat ! se dit Hulot en montant chezLisbeth. Oh ! je comprends maintenant la lettre. Valérie etmoi, nous quitterons Paris. Valérie est à moi pour le reste de mesjours ; elle me fermera les yeux.

Lisbeth n’était pas chez elle. Mme Olivier apprit à Hulotqu’elle était allée chez Mme la baronne, en pensant y trouver M. lebaron.

– Pauvre fille ! je ne l’aurais pas crue si fine qu’ellel’a été ce matin, se dit le baron, qui se rappela la conduite deLisbeth en faisant le chemin de la rue Vanneau à la rue Plumet.

Au détour de la rue Vanneau et de la rue de Babylone, il regardal’Eden d’où l’hymen le bannissait l’épée de la loi à la main.Valérie, à sa fenêtre, suivait Hulot des yeux : quand il leva latête, elle agita son mouchoir ; mais l’infâme Marneffesouffleta le bonnet de sa femme, et la retira violemment de lafenêtre. Une larme vint aux yeux du conseiller d’Etat.

– Être aimé ainsi ! voir maltraiter une femme et avoirbientôt soixante et dix ans ! se dit-il.

Lisbeth était venue annoncer à la famille la bonne nouvelle.Adeline et Hortense savaient déjà que le baron, ne voulant pas sedéshonorer aux yeux de toute l’administration en nommant Marneffechef de bureau, serait congédié par ce mari devenu Hulot-phobe.Aussi l’heureuse Adeline avait-elle commandé son dîner de manièreque son Hector le trouvât meilleur que chez Valérie, et la dévouéeLisbeth aida Mariette à obtenir ce difficile résultat. La cousineBette était à l’état d’idole : la mère et la fille lui baisaientles mains, et lui avaient appris avec une joie touchante que lemaréchal consentait à faire d’elle sa ménagère.

– Et de là, ma chère, à devenir sa femme, il n’y a qu’un

pas, dit Adeline.

– Enfin, il n’a pas dit non quand Victorin lui en a parlé,ajouta la comtesse Steinbock.

Le baron fut accueilli dans sa famille avec des témoignagesd’affection si gracieux, si touchants et où débordait tant d’amour,qu’il fut obligé de dissimuler son chagrin. Le maréchal vint dîner.Après le dîner, Hulot ne s’en alla pas. Victorin et sa femmevinrent. On fit un whist.

– Il y a longtemps, Hector, dit gravement le maréchal, que tu nenous as donné pareille soirée !…

Ce mot, chez le vieux soldat, qui gâtait son frère et qui leblâmait implicitement ainsi, fit une impression profonde. On yreconnut les larges et longues lésions d’un cœur où toutes lesdouleurs devinées avaient eu leur écho. A huit heures, le baronvoulut reconduire Lisbeth lui-même, en promettant de revenir.

– Eh bien, Lisbeth, il la maltraite ! lui dit-il dans larue. Ah ! je ne l’ai jamais tant aimée !

– Ah ! je n’aurais pas cru que Valérie vous aimâttant ! répondit Lisbeth. Elle est légère, elle est coquette,elle aime à se voir courtisée, à ce qu’on lui joue la comédie del’amour, comme elle dit ; mais vous êtes son seulattachement.

– Que t’a-t-elle dit pour moi ?

– Voilà, reprit Lisbeth. Elle a, vous le savez, eu des bontéspour Crevel ; il ne faut pas lui en vouloir, car c’est ce quil’a mise à l’abri de la misère pour le reste de ses jours, maiselle le déteste, et c’est à peu près fini. Eh bien, elle a gardé laclef d’un appartement…

– Rue du Dauphin ! s’écria le bienheureux Hulot. Rien quepour cela, je lui passerais Crevel… J’y suis allé, je sais…

– Cette clef, la voici, dit Lisbeth, faites-en faire unepareille demain dans la journée, deux si vous pouvez.

– Après ?… dit avidement Hulot.

– Eh bien, je reviendrai dîner encore demain avec vous, vous merendrez la clef de Valérie (car le père Crevel peut lui redemandercelle qu’il a donnée), et vous irez vous voir après-demain ;là, vous conviendrez de vos faits. Vous serez bien en sûreté, caril existe deux sorties. Si, par hasard, Crevel, qui sans doute ades mœurs de Régence, comme il dit, entrait par l’allée, voussortiriez par la boutique, et réciproquement. Eh bien, vieuxscélérat, c’est à moi que vous devez cela. Que ferez-vous pourmoi ?…

– Tout ce que tu voudras !

– Eh bien, ne vous opposez pas à mon mariage avec votrefrère !

– Toi, la maréchale Hulot ! toi, comtesse deForzheim ! s’écria Hector surpris.

– Adeline est bien baronne !… répliqua d’un ton aigre etformidable la Bette. Ecoutez, vieux libertin, vous savez où en sontvos affaires ! votre famille peut se voir sans pain et dan laboue…

– C’est ma terreur ! dit Hulot saisi.

– Si votre frère meurt, qui soutiendra votre femme, votrefille ? La veuve d’un maréchal de France peut obtenir au moinssix mille francs de pension, n’est-ce pas ? Eh bien, je ne memarie que pour assurer du pain à votre fille et à votre femme,vieil insensé!

– Je n’apercevais pas ce résultat ! dit le baron. Jeprêcherai mon frère, car nous sommes sûrs de toi… Dis à mon angeque ma vie est à elle !…

Et le baron, après avoir vu entrer Lisbeth rue Vanneau, revintfaire le whist et resta chez lui. La baronne fut au comble dubonheur, son mari paraissait revenir à la vie de famille ;car, pendant quinze jours environ, il alla le matin au ministère àneuf heures, il était de retour à six heures pour dîner, et ildemeurait le soir au milieu de sa famille. Il mena deux foisAdeline et Hortense au spectacle. La mère et la fille firent diretrois messes d’actions de grâces, et prièrent Dieu de leurconserver le mari, le père qu’il leur avait rendu.

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