La Cousine Bette

Chapitre 28Transformation de la Bette

En un instant, la cousine Bette était redevenue elle-même ;en un instant, ce caractère de Corse et de sauvage, ayant brisé lesfaibles attaches qui le courbaient, avait repris sa menaçantehauteur, comme un arbre s’échappe des mains de l’enfant qui l’aplié jusqu’à lui pour y voler des fruits verts.

Pour quiconque observe le monde social, ce sera toujours unobjet d’admiration que la plénitude, la perfection et la rapiditédes conceptions chez les natures vierges.

La virginité, comme toutes les monstruosités, a des richessesspéciales, des grandeurs absorbantes. La vie, dont les forces sontéconomisées, a pris chez l’individu vierge une qualité derésistance et de durée incalculable. Le cerveau s’est enrichi dansl’ensemble de ses facultés réservées. Lorsque les gens chastes ontbesoin de leur corps ou de leur âme, qu’ils recourent à l’action ouà la pensée, ils trouvent alors de l’acier dans leurs muscles ou dela science infuse dans leur intelligence, une force diabolique oula magie noire de la volonté.

Sous ce rapport, la vierge Marie, en ne la considérant pour unmoment que comme un symbole, efface par sa grandeur tous les typesindous, égyptiens et grecs. La Virginité, mère des grandes choses,magna parens rerum, tient dans ses belles mains blanches la clefdes mondes supérieurs. Enfin, cette grandiose et terrible exceptionmérite tous les honneurs que lui décerne l’Eglise catholique.

En un moment donc, la cousine Bette devint le Mohican dont lespièges sont inévitables, dont la dissimulation est impénétrable,dont la décision rapide est fondée sur la perfection inouïe desorganes. Elle fut la haine et la vengeance sans transaction, commeelles sont en Italie, en Espagne et en Orient. Ces deux sentiments,qui sont doublés de l’amitié, de l’amour poussés jusqu’à l’absolu,ne sont connus que dans les pays baignés de soleil. Mais Lisbethfut surtout fille de la Lorraine, c’est-à-dire résolue àtromper.

Elle ne prit pas volontiers cette dernière partie de sonrôle ; elle fit une singulière tentative, due à son ignoranceprofonde. Elle imagina que la prison était ce que les enfantsl’imaginent tous, elle confondit la mise au secret avecl’emprisonnement. La mise au secret est le superlatif del’emprisonnement, et ce superlatif est le privilège de la justicecriminelle.

En sortant de chez Mme Marneffe, Lisbeth courut chez M. Rivet etle trouva dans son cabinet.

-Eh bien, mon bon monsieur Rivet, lui dit-elle après avoir misle verrou à la porte du cabinet, vous aviez raison, lesPolonais !… c’est de la canaille… tous gens sans foi niloi.

– Des gens qui veulent mettre l’Europe en feu, dit le pacifiqueRivet, ruiner tous les commerces et les commerçants pour une patriequi, dit-on, est tout marais, pleine d’affreux Juifs, sans compterles Cosaques et les paysans, espèces de bêtes féroces classées àtort dans le genre humain. Ces Polonais méconnaissent le tempsactuel. Nous ne sommes plus des barbares ! La guerre s’en va,ma chère demoiselle, elle s’en est allée avec les rois. Notre tempsest le triomphe du commerce, de l’industrie et de la sagessebourgeoise qui ont créé la Hollande. Oui, dit-il en s’animant, noussommes dans une époque où les peuples doivent tout obtenir par ledéveloppement légal de leurs libertés, et par le jeu pacifique desinstitutions constitutionnelles ; voilà ce que les Polonaisignorent, et j’espère… Vous dites, ma belle ? ajouta-t-il ens’interrompant et voyant, à l’air de son ouvrière, que la hautepolitique était hors de sa compréhension.

– Voici le dossier, répliqua Bette ; si je ne veux pasperdre mes trois mille deux cent dix francs, il faut mettre cescélérat en prison…

– Ah ! je vous l’avais bien dit ! s’écria l’oracle duquartier Saint-Denis.

La maison Rivet, successeur de Pons frères, était toujoursrestée rue des Mauvaises-Paroles, dans l’ancien hôtel Langeais,bâti par cette illustre maison au temps où les grands seigneurs segroupaient autour du Louvre.

– Aussi, vous ai-je donné des bénédictions en venant ici !…répondit Lisbeth.

– S’il peut ne se douter de rien, il sera coffré dès quatreheures du matin, dit le juge en consultant son almanach pourvérifier le lever du soleil ; mais après-demain seulement, caron ne peut pas l’emprisonner sans l’avoir prévenu qu’on veutl’arrêter par un commandement avec dénonciation de la contraintepar corps. Ainsi…

– Quelle bête de loi, dit la cousine Bette, car le débiteur sesauve.

– Il en a bien le droit, répliqua le juge en souriant. Aussi,tenez, voici comment…

– Quant à cela, je prendrai le papier, dit la Bette eninterrompant le consul, je le lui remettrai en lui disant que j’aiété forcée de faire de l’argent et que mon prêteur a exigé cetteformalité. Je connais mon Polonais, il ne dépliera seulement pas lepapier, il en allumera sa pipe !

– Ah ! pas mal ! pas mal, mademoiselle Fischer !Eh bien, soyez tranquille, l’affaire sera bâclée. Mais, uninstant ! ce n’est pas le tout que de coffrer un homme, on nese passe ce luxe judiciaire que pour toucher son argent. Par quiserez-vous payée ?

– Par ceux qui lui donnent de l’argent.

– Ah ! oui, j’oubliais que le ministre de la Guerre l’achargé du monument érigé à l’un de nos clients. Ah ! la maisona fourni bien des uniformes au général Montcornet, il lesnoircissait promptement à la fumée des canons, celui-là! Quelbrave ! et il payait recta !

Un maréchal de France a pu sauver l’empereur ou son pays, ilpayait recta sera toujours son plus bel éloge dans la bouche d’uncommerçant.

– Eh bien, à samedi, monsieur Rivet, vous aurez vos glandsplats. A propos, je quitte la rue du Doyenné, je vais demeurer rueVanneau.

– Vous faites bien, je vos voyais avec peine dans ce trou qui,malgré ma répugnance pour tout ce qui ressemble à de l’opposition,déshonore, j’ose le dire, oui ! déshonore le Louvre et laplace du Carrousel. J’adore Louis-Philippe, c’est mon idole, il estla représentation auguste, exacte de la classe sur laquelle il afondé sa dynastie, et je n’oublierai jamais ce qu’il a fait pour lapassementerie en rétablissant la garde nationale…

– Quand je vous entends parler ainsi, dit Lisbeth, je me demandepourquoi vous n’êtes pas député.

– On craint mon attachement à la dynastie, répondit Rivet, mesennemis politiques sont ceux du roi. Ah ! c’est un noblecaractère, une belle famille ; enfin, reprit-il en continuantson argumentation, c’est notre idéal : des mœurs, de l’économie,tout ! Mais la finition du Louvre est une des conditionsauxquelles nous avons donné la couronne, et la liste civile, àlaquelle on n’a pas fixé de terme, j’en conviens, nous laisse lecœur de Paris dans un état navrant… C’est parce que je suis justemilieu que je voudrais voir le juste milieu de Paris dans un autreétat. Votre quartier fait frémir. On vous y aurait assassinée unjour ou l’autre… Eh bien, voilà votre M. Crevel nommé chef debataillon de sa légion, j’espère que c’est nous qui lui fournironssa grosse épaulette.

– J’y dîne aujourd’hui ; je vous l’enverrai.

Lisbeth crut avoir à elle son Livonien en se flattant de coupertoutes les communications entre le monde et lui. Ne travaillantplus, l’artiste serait oublié comme un homme enterré dans uncaveau, où seule elle irait le voir. Elle eut ainsi deux jours debonheur, car elle espéra donner des coups mortels à la baronne et àsa fille.

Pour se rendre chez M. Crevel, qui demeurait rue des Saussayes,elle prit par le pont du Carrousel, le quai Voltaire, le quaid’Orsay, la rue Bellechasse, la rue de l’Université, le pont de laConcorde et l’avenue de Marigny. Cette route illogique était tracéepar la logique des passions, toujours excessivement ennemie desjambes.

La cousine Bette, tant qu’elle fut sur les quais, regarda larive droite de la Seine en allant avec une grande lenteur. Soncalcul était juste. Elle avait laissé Wenceslas s’habillant, ellepensait qu’aussitôt délivré d’elle l’amoureux irait chez la baronnepar le chemin le plus court. En effet, au moment où elle longeaitle parapet du quai Voltaire en dévorant la rivière, et marchant enidée sur l’autre rive, elle reconnut l’artiste dès qu’il débouchapar le guichet des Tuileries pour gagner le pont Royal. Ellerejoignit là son infidèle et put le suivre sans être vue par lui,car les amoureux se retournent rarement ; elle l’accompagnajusqu’à la maison de Mme Hulot, où elle le vit entrer comme unhomme habitué d’y venir.

Cette dernière preuve, qui confirmait les confidences de MmeMarneffe, mit Lisbeth hors d’elle-même.

Elle arriva chez le chef de bataillon nouvellement élu dans cetétat d’irritation mentale qui fait commettre les meurtres, ettrouva le père Crevel attendant ses enfants, M. et Mme Hulotjeunes, dans son salon.

Mais Célestin Crevel est le représentant si naïf et si vrai duparvenu parisien, qu’il est difficile d’entrer sans cérémonie chezcet heureux successeur de César Birotteau. Célestin Crevel est àlui seul tout un monde ; aussi mérite-t-il, plus que Rivet,les honneurs de la palette, à cause de son importance dans ce dramedomestique.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer