La Cousine Bette

Chapitre 132Un dénouement atroce, réel et vrai

Mme Victorin, qui menait avec un grand talent de ménagère, dûd’ailleurs aux leçons de Lisbeth, cette maison énorme, avait étéforcée de prendre un cuisinier. Le cuisinier rendit nécessaire unefille de cuisine. Les filles de cuisine sont aujourd’hui descréatures ambitieuses, occupées à surprendre les secrets du chef,et qui deviennent des cuisinières dès qu’elles savent faire tournerles sauces. Donc, on change très souvent de filles de cuisine. Aucommencement du mois de décembre 1845, Célestine prit pour fille decuisine une grosse Normande d’Isigny, à taille courte, à bons brasrouges, munie d’un visage commun, bête comme une pièce decirconstance, et qui se décida difficilement à quitter le bonnet decoton classique dont se coiffent les filles de la base Normandie.Cette fille, douée d’un embonpoint de nourrice, semblait près defaire éclater la cotonnade dont elle entourait son corsage. On eûtdit que sa figure rougeaude avait été taillée dans du caillou, tantles jaunes contours en étaient fermes. On ne fit naturellementaucune attention dans la maison à l’entrée de cette fille appeléeAgathe, la vraie fille délurée que la province envoie journellementà Paris. Agathe tenta médiocrement le cuisinier, tant elle étaitgrossière dans son langage, car elle avait servi les rouliers, ellesortait d’une auberge de faubourg, et, au lieu de faire la conquêtedu chef et d’obtenir de lui qu’il lui montrât le grand art de lacuisine, elle fut l’objet de son mépris. Le cuisinier courtisaitLouise, la femme de chambre de la comtesse Steinbock. Aussi laNormande, se voyant maltraitée, se plaignit-elle de son sort ;elle était toujours envoyée dehors, sous un prétexte quelconque,quand le chef finissait un plat ou parachevait une sauce.

– Décidément, je n’ai pas de chance, disait-elle, j’irai dansune autre maison.

Néanmoins, elle resta, quoiqu’elle eût demandé déjà deux fois àsortir.

Une nuit, Adeline, réveillée par un bruit étrange, ne trouvaplus Hector dans le lit qu’il occupait auprès du sien, car ilscouchaient dans des lits jumeaux, ainsi qu’il convient à desvieillards. Elle attendit une heure sans voir revenir le baron.Prise de peur, croyant à une catastrophe tragique, à l’apoplexie,elle monta d’abord à l’étage supérieur occupé par les mansardes oùcouchaient les domestiques, et fut attirée vers la chambred’Agathe, autant par la vive lumière qui sortait par la porteentre-bâillée, que par le murmure de deux voix. Elle s’arrêta toutépouvantée en reconnaissant la voix du baron, qui, séduit par lescharmes d’Agathe, en était arrivé, par la résistance calculée decette atroce maritorne, à lui dire ces odieuses paroles :

– Ma femme n’a pas longtemps à vivre, et, si tu veux, tu pourrasêtre baronne.

Adeline jeta un cri, laissa tomber son bougeoir et s’enfuit.

Trois jours après, la baronne, administrée la veille, était àl’agonie et se voyait entourée de sa famille en larmes. Un momentavant d’expirer, elle prit la main de son mari, la pressa et luidit à l’oreille :

– Mon ami, je n’avais plus que ma vie à te donner : dans unmoment, tu seras libre, et tu pourras faire une baronne Hulot.

Et l’on vit, ce qui doit être rare, des larmes sortir des yeuxd’une morte. La férocité du vice avait vaincu la patience del’ange, à qui, sur le bord de l’éternité, il échappa le seul mot dereproche qu’elle eût fait entendre de toute sa vie.

Le baron Hulot quitta Paris trois jours après l’enterrement desa femme. Onze mois après, Victorin apprit indirectement le mariagede son père avec Mlle Agathe Piquetard, qui s’était célébré àIsigny, le 1er février 1846.

– Les ancêtres peuvent s’opposer au mariage de leurs enfants,mais les enfants ne peuvent pas empêcher la folie des ancêtres enenfance, dit maître Hulot à maître Popinot, le second fils del’ancien ministre du commerce, qui lui parlait de ce mariage.

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