La Cousine Bette

Chapitre 22Laissez faire les jeunes filles

– Eh bien, que diable fais-tu là dedans ? demanda le père àsa fille.

– J’ai dépensé mes douze cents francs d’économies, viens.

Elle reprit le bras de son père, qui répéta :

– Douze cents francs !

– Treize cents même !… mais tu me prêteras bien ladifférence.

– Et à quoi, dans cette boutique, as-tu pu dépenser cettesomme ?

– Ah ! voilà! répondit l’heureuse jeune fille ; sij’ai trouvé un mari, ce ne sera pas cher.

– Un mari, ma fille, dans cette boutique ?

– Ecoute, mon petit père, me défendrais-tu d’épouser un grandartiste ?

– Non, mon enfant. Un grand artiste, aujourd’hui, c’est unprince qui n’est pas titré; c’est la gloire et la fortune, les deuxplus grands avantages sociaux, après la vertu, ajouta-t-il d’unpetit ton cafard.

– Bien entendu, répondit Hortense. Et que penses-tu de lasculpture ?

– C’est une bien mauvaise partie, dit Hulot en hochant la tête.Il faut de grandes protections, outre un grand talent, car legouvernement est le seul consommateur. C’est un art sans débouchés,aujourd’hui qu’il n’y a plus ni grandes existences, ni grandesfortunes, ni palais substitués, ni majorats. Nous ne pouvons logerque de petits tableaux, de petites figures ; aussi les artssont-ils menacés par le petit.

– Mais un grand artiste qui trouverait des débouchés ?…reprit Hortense.

– C’est la solution du problème.

– Et qui serait appuyé?

– Encore mieux !

– Et noble ?

– Bah !

– Comte ?

– Et il sculpte !

– Il est sans fortune.

– Et il compte sur celle de Mlle Hortense Hulot ? ditrailleusement le baron en plongeant un regard d’inquisiteur dansles yeux de sa fille.

– Ce grand artiste, comte, et qui sculpte, vient de voir votrefille pour la première fois de sa vie, et, pendant cinq minutes,monsieur le baron, répondit Hortense d’un air calme à son père.Hier, vois-tu, mon cher bon petit père, pendant que tu étais à laChambre, maman s’est évanouie. Cet évanouissement, qu’elle a missur le compte de ses nerfs, venait de quelque chagrin relatif à monmariage manqué, car elle m’a dit que, pour vous débarrasser demoi…

– Elle t’aime trop pour avoir employé une expression…

– Peu parlementaire, reprit Hortense en riant ; non, ellene s’est pas servie de ce mot-là; mais, moi, je sais qu’une fille àmarier qui ne se marie pas est une croix très lourde à porter pourdes parents honnêtes. Eh bien, elle pense que, s’il se présentaitun homme d’énergie et de talent, à qui une dot de trente millefrancs suffirait, nous serions tous heureux ! Enfin ellejugeait convenable de me préparer à la modestie de mon futur sort,et de m’empêcher de m’abandonner à de trop beaux rêves… Ce quisignifiait la rupture de mon mariage, et pas de dot.

– Ta mère est une bien bonne, une bien noble et excellentefemme, répondit le père, profondément humilié, quoique assezheureux de cette confidence.

– Hier, elle m’a dit que vous l’autorisiez à vendre ses diamantspour me marier ; mais je voudrais qu’elle gardât ses diamants,et je voudrais trouver un mari. Je crois avoir trouvé l’homme, leprétendu qui répond au programme de maman…

– Là!… sur la place du Carrousel !… en unematinée ?

– Oh ! papa, le mal vient de plus loin, répondit-ellemalicieusement.

– Eh bien, voyons, ma petite fille, disons tout à notre bonpère, demanda-t-il d’un air câlin en cachant ses inquiétudes.

Sous la promesse d’un secret absolu, Hortense raconta le résuméde ses conversations avec la cousine Bette. Puis, en rentrant, ellemontra le fameux cachet à son père comme preuve de la sagacité deses conjectures. Le père admira, dans son for intérieur, laprofonde adresse des jeunes filles agitées par l’instinct, enreconnaissant la simplicité du plan que cet amour idéal avaitsuggéré, dans une seule nuit, à cette innocente fille.

– Tu vas voir le chef-d’œuvre que je viens d’acheter, on val’apporter, et le cher Wenceslas accompagnera le marchand… L’auteurd’un pareil groupe doit faire fortune ; mais obtiens-lui, parton crédit, une statue, et puis un logement à l’Institut…

– Comme tu vas ! s’écria le père. Mais, si on vous laissaitfaire, vous seriez mariés dans les délais légaux, dans onzejours…

– On attend onze jours ? répondit-elle en riant. Mais, encinq minutes, je l’ai aimé, comme tu as aimé maman en lavoyant ! et il m’aime, comme si nous nous connaissions depuisdeux ans. Oui, dit-elle à un geste que fit son père, j’ai lu dixvolumes d’amour dans ses yeux. Et ne sera-t-il pas accepté par vouset par maman pour mon mari, quand il vous sera démontré que c’estun homme de génie ? La sculpture est le premier desarts ! s’écria-t-elle en battant des mains et sautant. Tiens,je vais tout te dire…

– Il y a donc encore quelque chose ?… demanda le père ensouriant.

Cette innocence complète et bavarde avait tout à fait rassuré lebaron.

– Un aveu de la dernière importance, répondit- elle. Je l’aimaissans le connaître, mais j’en suis folle depuis une heure que jel’ai vu.

– Un peu trop folle, fit le baron, que le spectacle de cettenaïve passion réjouissait.

– Ne me punis pas de ma confiance, reprit-elle. C’est si bon decrier dans le cœur de son père : « J’aime, je suis heureused’aimer ! » répliqua-t-elle. Tu vas voir mon Wenceslas !Quel front plein de mélancolie !… des yeux gris où brille lesoleil du génie !… et comme il est distingué! Qu’en penses-tu,est-ce un beau pays, la Livonie ?… Ma cousine Bette épouser cejeune homme-là, elle qui serait sa mère !… Mais ce serait unmeurtre ! Comme je suis jalouse de ce qu’elle a dû faire pourlui ! Je me figure qu’elle ne verra pas mon mariage avecplaisir.

– Tiens, mon ange, ne cachons rien à ta mère, dit le baron.

– Il faudrait lui montrer ce cachet, et j’ai promis de ne pastrahir la cousine, qui a, dit-elle, peur des plaisanteries demaman, répondit Hortense.

– Tu as de la délicatesse pour le cachet, et tu voles à lacousine Bette son amoureux !

– J’ai fait une promesse pour le cachet, et je n’ai rien promispour l’auteur.

Cette aventure, d’une simplicité patriarcale, convenaitsingulièrement à la situation secrète de cette famille ; aussile baron, en louant sa fille de sa confiance, lui dit-il quedésormais elle devait s’en remettre à la prudence de sesparents.

– Tu comprends, ma petite fille, que ce n’est pas à toi det’assurer si l’amoureux de ta cousine est comte, s’il a des papiersen règle, et si sa conduite offre des garanties… Quant à tacousine, elle a refusé cinq partis quand elle avait vingt ans demoins, ce ne sera pas un obstacle, et je m’en charge.

– Ecoutez, mon père ; si vous voulez me voir mariée, neparlez à ma cousine de notre amoureux qu’au moment de signer moncontrat de mariage… Depuis six mois, je la questionne à cesujet !… Eh bien, il y a quelque chose d’inexplicable enelle…

– Quoi ? dit le père intrigué.

– Enfin ses regards ne sont pas bons, quand je vais trop loin,fût-ce en riant, à propos de son amoureux. Prenez vosrenseignements ; mais laissez-moi conduire ma barque. Maconfiance doit vous rassurer.

Le Seigneur a dit : « Laissez venir les enfants à moi ! » tues un de ceux qui reviennent, répondit le baron avec une légèreteinte de raillerie.

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