La Cousine Bette

Chapitre 6Le capitaine perd la bataille

– Vous ne rencontrerez ni un vieillard ni un jeune hommeamoureux, reprit-il après une pause, parce que vous aimez tropvotre fille pour la livrer aux manœuvres d’un vieux libertin, etque vous ne vous résignerez pas, vous, baronne Hulot, sœur du vieuxlieutenant général qui commandait les vieux grenadiers de lavieille garde, à prendre l’homme d’énergie là où il sera ; caril peut se trouver simple ouvrier, comme tel millionnaired’aujourd’hui se trouvait simple mécanicien il y a dix ans, simpleconducteur de travaux, simple contremaître de fabrique. Et alors,en voyant votre fille, poussée par ses vingt ans, capable de vousdéshonorer, vous vous direz : « Il vaut mieux que ce soit moi quime déshonore ; et, si M. Crevel veut me garder le secret, jevais gagner la dot de ma fille, deux cent mille francs pour dix ansd’attachement à cet ancien marchand de gants,… le pèreCrevel !… » Je vous ennuie, et ce que je dis est profondémentimmoral, n’est-ce pas ? Mais, si vous étiez mordue par unepassion irrésistible, vous vous feriez, pour me céder, desraisonnements comme s’en font les femmes qui aiment… Eh bien,l’intérêt d’Hortense vous les mettra dans le cœur, cescapitulations de conscience…

– Il reste à Hortense un oncle.

– Qui ? le père Fischer ?… Il arrange ses affaires, etpar la faute du baron encore, dont le râteau passe sur toutes lescaisses qui sont à sa portée.

– Le comte Hulot…

– Oh ! votre mari, madame, a déjà fricassé les économies duvieux lieutenant général, il en a meublé la maison de sacantatrice… Voyons, me laisserez-vous partir sansespérance ?

– Adieu, monsieur. On guérit facilement d’une passion pour unefemme de mon âge, et vous prendrez des idées chrétiennes. Dieuprotège les malheureux…

La baronne se leva pour forcer le capitaine à la retraite, etelle le repoussa dans le grand salon.

– Est-ce au milieu de pareilles guenilles que devrait vivre labelle Mme Hulot ? dit-il.

Et il montrait une vieille lampe, un lustre dédoré, les cordesdu tapis, enfin les haillons de l’opulence qui faisaient de cegrand salon blanc, rouge et or, un cadavre des fêtesimpériales.

– La vertu, monsieur, reluit sur tout cela. Je n’ai pas envie dedevoir un magnifique mobilier en faisant de cette beauté, que vousme prêtez, des pièges à loups, des chatières à pièces de centsous !

Le capitaine se mordit les lèvres en reconnaissant lesexpressions par lesquelles il venait de flétrir l’avidité deJosépha.

– Et pour qui cette persévérance ? dit-il.

En ce moment, la baronne avait éconduit l’ancien parfumeurjusqu’à la porte.

– Pour un libertin !… ajouta-t-il en faisant une moued’homme vertueux et millionnaire.

– Si vous aviez raison, monsieur, ma constance aurait alorsquelque mérite, voilà tout.

Elle laissa le capitaine après l’avoir salué comme on salue pourse débarrasser d’un importun, et se retourna trop lestement pour levoir une dernière fois en position. Elle alla rouvrir les portesqu’elle avait fermées, et ne put remarquer le geste menaçant parlequel Crevel lui dit adieu. Elle marchait fièrement, noblement,comme une martyre au Colisée. Elle avait néanmoins épuisé sesforces, car elle se laissa tomber sur le divan de son boudoir bleu,comme une femme près de se trouver mal, et elle resta les yeuxattachés sur le kiosque en ruine où sa fille babillait avec lacousine Bette.

Depuis les premiers jours de son mariage jusqu’à ce moment, labaronne avait aimé son mari, comme Joséphine a fini par aimerNapoléon, d’un amour admiratif, d’un amour maternel, d’un amourlâche. Si elle ignorait les détails que Crevel venait de luidonner, elle savait cependant fort bien que, depuis vingt ans, lebaron Hulot lui faisait des infidélités ; mais elle s’étaitmis sur les yeux un voile de plomb, elle avait pleurésilencieusement, et jamais une parole de reproche ne lui étaitéchappée. En retour de cette angélique douceur, elle avait obtenula vénération de son mari et comme un culte divin autourd’elle.

L’affection qu’une femme porte à son mari, le respect dont ellel’entoure sont contagieux dans la famille. Hortense croyait sonpère un modèle accompli d’amour conjugal. Quant à Hulot fils, élevédans l’admiration du baron, en qui chacun voyait un des géants quisecondèrent Napoléon, il savait devoir sa position au nom, à laplace et à la considération paternelle ; d’ailleurs, lesimpressions de l’enfance exercent une longue influence, et ilcraignait encore son père ; aussi eût-il soupçonné lesirrégularités révélées par Crevel, déjà trop respectueux pour s’enplaindre, il les aurait excusées par des raisons tirées de lamanière de voir des hommes à ce sujet.

Maintenant, il est nécessaire d’expliquer le dévouementextraordinaire de cette belle et noble femme, et voici l’histoirede sa vie en peu de mots.

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