La Cousine Bette

Chapitre 103L’ami du baron Hulot

En ce moment, Louise vint jusqu’au groupe formé par la famille,auquel s’étaient joints les deux petits Hulot et le petit Wenceslaspour voir si les poches de leur grand’mère contentaient desfriandises.

– Qu’y a-t-il, Louise ?… demanda-t-on.

– C’est un homme qui demande Mlle Fischer.

– Quel homme est-ce ? dit Lisbeth.

– Mademoiselle, il est en haillons, il a du duvet sur lui commeun matelassier, il a le nez rouge, il sent le vin et l’eau-de-vie…C’est un de ces ouvriers qui travaillent à peine la moitié de lasemaine.

Cette description peu engageante eut pour effet de faire allervivement Lisbeth dans la cour de la maison de la rueLouis-le-Grand, où elle trouva l’homme fumant une pipe dont leculotage annonçait un artiste en fumerie.

– Pourquoi venez-vous ici, père Chardin ? lui dit-elle. Ilest convenu que vous serez tous les premiers samedis de chaque moisà la porte de l’hôtel Marneffe, rue Barbet-de-Jouy ; j’enarrive après y être restée cinq heures, et vous n’y êtes pasvenu !…

– J’y suis été, ma respectable et charitable demoiselle !répondit le matelassier ; maiz-i-le y avait une pouled’honneur au café des Savants, rue du Cœur-Volant et chacun a sespassions. Moi, c’est le billard. Sans le billard, je mangerais dansl’argent ; car saisissez bien ceci ! dit-il en cherchantun papier dans le gousset de son pantalon déchiré, le billardentraîne le petit verre et la prune à l’eau-de-vie… C’est ruineux,comme toutes les belles choses, par les accessoires. Je connais laconsigne, mais le vieux est dans un si grand embarras, que je suisvenu sur le terrain défendu… Si notre crin était tout crin, on selaisserait dormir dessus ; maiz-i-le y a du mélange !Dieu n’est pas pour tout le monde, comme on dit, il a despréférences ; c’est son droit. Voici l’écriture de votreparent estimable et très ami de matelas… C’est là son opinionpolitique.

Le père Chardin essaya de tracer dans l’atmosphère des zigzagsavec l’index de sa main droite.

Lisbeth, sans écouter, lisait ces deux lignes :

« Chère cousine, soyez ma providence ! Donnez-moi troiscents francs aujourd’hui.

« HECTOR »

– Pourquoi veut-il tant d’argent ?

– Le propriétaire ! dit le père Chardin, qui tâchaittoujours de dessiner des arabesques. Et puis mon fils est revenu del’Algérie par l’Espagne, Bayonne, et… il n’a rien pris, contre sonhabitude ; car c’est un guerdin fini, sous votre respect, monfils. Que voulez-vous ! il a faim ; mais il va vousrendre ce que nous lui prêterons, car il veut faire une comme ondite ; il a des idée qui peuvent mener loin…

– En police correctionnelle ! reprit Lisbeth. C’estl’assassin de mon oncle ! et je ne l’oublierai pas.

– Lui ! saigner un poulet, il ne le pourrait pas,respectable demoiselle !

– Tenez, voilà trois cents francs, dit Lisbeth en tirant quinzepièces d’or de sa bourse. Allez-vous-en, et ne revenez jamaisici…

Elle accompagna le père du garde-magasin des vivres d’Oranjusqu’à la porte, où elle désigna le vieillard ivre auconcierge.

-Toutes les fois que cet homme-là viendra, si par hasard ilrevient, vous ne le laisserez pas entrer, et vous lui direz que jen’y suis pas. S’il cherchait à savoir si M. Hulot fils, si Mme labaronne Hulot, demeurent ici, vous lui répondriez que vous neconnaissez pas ces personnes-là…

– C’est bien, mademoiselle.

– Il y va de votre place, en cas d’une sottise, mêmeinvolontaire, dit la vieille fille à l’oreille de la portière. -Mon cousin, dit-elle à l’avocat qui rentrait, vous êtes menacé d’ungrand malheur.

– Lequel ?

– Votre femme aura, dans quelques jours d’ici, Mme Marneffe pourbelle-mère.

– C’est ce que nous verrons ! répondit Victorin.

Depuis six mois, Lisbeth payait exactement une petite pension àson protecteur, le baron Hulot, de qui elle était laprotectrice ; elle connaissait le secret de sa demeure, etelle savourait les larmes d’Adeline, à qui, lorsqu’elle la voyaitgaie et pleine d’espoir, elle disait, comme on vient de le voir : »Attendez-vous à lire quelque jour le nom de mon pauvre cousin àl’article Tribunaux. » En ceci, comme précédemment, elle allait troploin dans sa vengeance. Elle avait éveillé la prudence de Victorin.Victorin avait résolu d’en finir avec cette épée de Damoclèsincessamment montrée par Lisbeth, et avec le démon femelle à qui samère et la famille devaient tant de malheurs. Le prince deWissembourg, qui connaissait la conduite de Mme Marneffe, appuyaitl’entreprise secrète de l’avocat ; il lui avait promis, commepromet un président du conseil, l’intervention cachée de la policepour éclairer Crevel, et pour sauver toute une fortune des griffesde la diabolique courtisane, à laquelle il ne pardonnait ni la mortdu maréchal Hulot ni la ruine totale du conseiller d’Etat.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer