La Cousine Bette

Chapitre 110Une scène de famille

Le lendemain, Crevel fut annoncé chez ses enfants, au moment oùtoute la famille était réunie au salon après le déjeuner. Célestinecourut se jeter au cou de son père, et se conduisit comme s’ilétait venu la veille, quoique, depuis deux ans, ce fût sa premièrevisite.

– Bonjour, mon père ! dit Victorin en lui tendant lamain.

– Bonjour, mes enfants ! dit l’important Crevel. – Madamela baronne, je mets mes hommages à vos pieds. Dieu ! comme cesenfants grandissent ! ça nous chasse ! ça nous dit : »Grand-papa, je veux ma place au soleil ! » – Madame lacomtesse, vous êtes toujours admirablement belle ! ajouta-t-ilen regardant Hortense. – Eh ! voilà le reste de nosécus ! ma cousine Bette, la vierge sage. Mais vous êtes toustrès bien ici… dit-il après avoir distribué ces phrases à chacun eten les accompagnant de gros rires qui remuaient difficilement lesmasses rubicondes de sa large figure. Et il regarda le salon de safille avec une sorte de dédain.

– Ma chère Célestine, je te donne tout mon mobilier de la ruedes Saussayes, il fera très bien ici. Ton salon a besoin d’êtrerenouvelé… – Ah ! voilà ce petit drôle de Wenceslas ! Ehbien, sommes-nous sages, mes petits enfants ? il faut avoirdes mœurs.

– Pour ceux qui n’en ont pas, dit Lisbeth.

– Ce sarcasme, ma chère Lisbeth, ne me concerne plus. Je vais,mes enfants, mettre un terme à la fausse position où je me trouvaisdepuis si longtemps ; et, en bon père de famille, je viensvous annoncer mon mariage, là, tout bonifacement.

– Vous avez le droit de vous marier, dit Victorin, et, pour moncompte, je vous rends la parole que vous m’avez donnée enm’accordant la main de ma chère Célestine…

– Quelle parole ? demanda Crevel.

– Celle de ne pas vous marier, répondit l’avocat. Vous merendrez la justice d’avouer que je ne vous demandais pas cetengagement, que vous l’avez bien volontairement pris malgré moi,car je vous ai, dans ce temps, fait observer que vous ne deviez pasvous lier ainsi.

– Oui, je m’en souviens, mon cher ami, dit Crevel honteux. Et,ma foi, tenez !… mes chers enfants, si vous vouliez bien vivreavec Mme Crevel, vous n’auriez pas à vous repentir… Votredélicatesse, Victorin, me touche… On n’est pas impunément généreuxavec moi… Voyons, sapristi ! accueillez bien votre belle-mère,venez à mon mariage !

– Vous ne nous dites pas, mon père, quelle est votrefiancée ? dit Célestine.

– Mais c’est le secret de la comédie, reprit Crevel. Ne jouonspas à cache-cache ! Lisbeth a dû vous dire…

– Mon cher monsieur Crevel, répliqua la Lorraine, il est desnoms qu’on ne prononce pas ici…

– Eh bien, c’est Mme Marneffe !

– Monsieur Crevel, répondit sévèrement l’avocat, ni moi ni mafemme, nous n’assisterons à ce mariage, non par des motifsd’intérêt, car je vous ai parlé tout à l’heure avec sincérité. Oui,je serais très heureux de savoir que vous trouverez le bonheur danscette union ; mais je suis mû par des considérations d’honneuret de délicatesse que vous devez comprendre, et que je ne puisexprimer, car elles raviveraient des blessures encore saignantesici…

La baronne fit un signe à la comtesse, qui, prenant son enfantdans ses bras, lui dit :

– Allons, viens prendre ton bain, Wenceslas !

– Adieu, monsieur Crevel.

La baronne salua Crevel en silence, et Crevel ne put s’empêcherde sourire en voyant l’étonnement de l’enfant quand il se vitmenacé de ce bain improvisé.

– Vous épousez, monsieur, s’écria l’avocat, quand il se trouvaseul avec Lisbeth, avec sa femme et son beau-père, une femmechargée des dépouilles de mon père, et qui l’a froidement conduitoù il est ; une femme qui vit avec le gendre, après avoirruiné le beau-père ; qui cause les chagrins mortels de masœur… Et vous croyez qu’on nous verra sanctionnant votre folie parma présence ? Je vous plains sincèrement, mon cher monsieurCrevel ! vous n’avez pas le sens de la famille, vous necomprenez pas la solidarité d’honneur qui en lie les différentsmembres. On ne raisonne pas (je l’ai trop sumalheureusement !) les passions. Les gens passionnés sontsourds comme ils sont aveugles. Votre fille Célestine a trop lesentiment de ses devoirs pour vous dire un seul mot de blâme.

– Ce serait joli ! dit Crevel, qui tenta de couper court àcette mercuriale.

– Célestine ne serait pas ma femme, si elle vous faisait uneseule observation, reprit l’avocat ; mais, moi, je puisessayer de vous arrêter avant que vous mettiez le pied dans legouffre, surtout après vous avoir donné la preuve de mondésintéressement. Ce n’est certes pas votre fortune, c’estvous-même dont je me préoccupe… Et, pour vous éclairer sur messentiments, je puis ajouter, ne fût-ce que pour vous tranquilliserrelativement à votre futur contrat de mariage, que ma situation defortune est telle, que nous n’avons rien à désirer…

– Grâce à moi ! s’écria Crevel, dont la figure étaitdevenue violette.

– Grâce à la fortune de Célestine, répondit l’avocat ; et,si vous regrettez d’avoir donné, comme une dot venant de vous, àvotre fille des sommes qui ne représentent pas la moitié de ce quelui a laissé sa mère, nous sommes tout prêts à vous les rendre…

– Savez-vous, monsieur mon gendre, dit Crevel, qui se mit enposition, qu’en couvrant de mon nom Mme Marneffe, elle ne doit plusrépondre au monde de sa conduite qu’en qualité de MmeCrevel ?

– C’est peut-être très gentilhomme, dit l’avocat, c’est généreuxquant aux choses de cœur, aux écarts de la passion ; mais jene connais pas de nom, ni de lois, ni de titre, qui puissentcouvrir le vol des trois cent mille francs ignoblement arrachés àmon père !… Je vous dis nettement, mon cher beau-père, quevotre future est indigne de vous, qu’elle vous trompe et qu’elleest amoureuse folle de mon beau-frère Steinbock, dont elle a payéles dettes…

– C’est moi qui les ai payées !

– Bien, reprit l’avocat, j’en suis bien aise pour le comteSteinbock, qui pourra s’acquitter un jour ; mais il est aimé,très aimé, souvent aimé…

– Il est aimé!… dit Crevel, dont la figure annonçait unbouleversement général. C’est lâche, c’est sale, et petit, etcommun de calomnier une femme !… Quand on avance ces sortes dechoses-là, monsieur, on les prouve…

– Je vous donnerai des preuves.

– Je les attends !

– Après-demain, mon cher monsieur Crevel, je vous dirai le jouret l’heure, le moment où je serai en mesure de dévoilerl’épouvantable dépravation de votre future épouse…

– Très bien, je serai charmé, dit Crevel, qui reprit sonsang-froid. – Adieu, mes enfants, au revoir.

– Adieu, Lisbeth…

– Suis-le donc, Lisbeth, dit Célestine à l’oreille de la cousineBette.

– Eh bien, voilà comme vous vous en allez ?… cria Lisbeth àCrevel.

– Ah ! lui dit Crevel, il est devenu très fort, mon gendre,il s’est formé. Le Palais, la Chambre, la rouerie judiciaire et larouerie politique en font un gaillard. Ah ! ah ! il saitque je me marie mercredi prochain, et, dimanche, ce monsieur mepropose de me dire, dans trois jours, l’époque à laquelle il medémontrera que ma femme est indigne de moi… Ce n’est pas maladroit…Je retourne signer le contrat. Allons, viens avec moi, Lisbeth,viens !… Ils n’en sauront rien ! Je voulais laisserquarante mille francs de rente à Célestine ; mais Hulot vientde se conduire de manière à s’aliéner mon cœur à tout jamais.

– Donnez-moi dix minutes, père Crevel, attendez-moi dans votrevoiture, à la porte, je vais trouver un prétexte pour sortir.

– Eh bien, c’est convenu…

– Mes amis, dit Lisbeth, qui retrouva la famille au salon, jevais avec Crevel ; on signe le contrat ce soir, et je pourraivous en dire les dispositions. Ce sera probablement ma dernièrevisite à cette femme. Votre père est furieux. Il va vousdéshériter…

– Sa vanité l’en empêchera, répondit l’avocat. Il a vouluposséder la terre de Presles, il la gardera, je le connais. Eût-ildes enfants, Célestine recueillera toujours la moitié de ce qu’illaissera, la loi l’empêche de donner toute sa fortune… Mais cesquestions ne sont rien pour moi, je ne pense qu’à notre honneur…Allez, cousine, dit-il en serrant la main de Lisbeth, écoutez bienle contrat.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer