La Cousine Bette

Chapitre 89Où la fausse courtisane se révèle une sainte

– Vous ne connaissez pas Valérie, madame, répondit gravementCrevel, qui se mit en position dans sa première manière. C’est à lafois une femme bien née, une femme comme il faut et une femme quijouit de la plus haute considération. Tenez, hier, le vicaire de laparoisse dînait chez elle. Nous avons donné, car elle est pieuse,un superbe ostensoir à l’église. Oh ! elle est habile, elleest spirituelle, elle est délicieuse, instruite, elle a tout pourelle. Quant à moi, chère Adeline, je dois tout à cette charmantefemme : elle a dégourdi mon esprit, épuré, comme vous voyez, monlangage ; elle corrige mes saillies, elle me donne des mots etdes idées. Je ne dis plus rien d’inconvenant. On voit de grandschangements en moi, vous devez les avoir remarqués. Enfin, elle aréveillé mon ambition. Je serais député, je ne ferais point deboulettes, car je consulterais mon Egérie dans les moindres choses.Ces grands politiques, Numa, notre illustre ministre actuel, onttous eu leur sibylle d’écume. Valérie reçoit une vingtaine dedéputés, elle devient très influente, et, maintenant qu’elle va setrouver dans un charmant hôtel, avec voiture, elle sera l’une dessouveraines occultes de Paris. C’est une fière locomotive qu’unepareille femme ! Ah ! je vous ai bien souvent remerciéede votre rigueur !…

– Ceci ferait douter de la vertu de Dieu, dit Adeline, chez quil’indignation avait séché les larmes. Mais non, la justice divinedoit planer sur cette tête-là!…

– Vous ignorez le monde, belle dame, reprit le grand politiqueCrevel, profondément blessé. Le monde, mon Adeline, aime lesuccès ! Voyons, vient-il chercher votre sublime vertu, dontle tarif est de deux cent mille francs ?

Ce mot fit frissonner Mme Hulot, qui fut surprise de sontremblement nerveux. Elle comprit que le parfumeur retiré sevengeait d’elle ignoblement, comme il s’était vengé de Hulot ;le dégoût lui souleva le cœur, et le lui crispa si bien, qu’elleeut le gosier serré à ne pouvoir parler.

– L’agent !… toujours l’argent ! dit-elle enfin.

– Vous m’avez bien ému, reprit Crevel, ramené par ce mot àl’abaissement de cette femme, quand je vous ai vue, là, pleurant àmes pieds !… Tenez, vous ne me croirez peut-être pas, eh bien,si j’avais eu mon portefeuille, il était à vous. Voyons, il vousfaut cette somme ?…

En entendant cette phrase grosse de deux cent mille francs,Adeline oublia les abominables injures de grand seigneur à bonmarché, devant cet allèchement du succès si machiavéliquementprésenté par Crevel, qui voulait seulement pénétrer les secretsd’Adeline pour en rire avec Valérie.

– Ah ! je ferai tout ! s’écria la malheureuse femme.Monsieur, je me vendrai… je deviendrai, s’il le faut, uneValérie.

– Cela vous serait difficile, répondit Crevel. Valérie est lesublime du genre. Ma petite mère, vingt-cinq ans de vertu, çarepousse toujours, comme une maladie mal soignée. Et votre vertu abien mois ici, ma chère enfant. Mais vous allez voir à quel pointje vous aime. Je vais vous faire avoir vos deux cent millefrancs.

Adeline saisit la main de Crevel, la prit, la mit sur son cœur,sans pouvoir articuler un mot, et une larme de joie mouilla sespaupières.

– Oh ! attendez ! il y aura du tirage ! Moi, jesuis un bon vivant, un bon enfant, sans préjugés, et je vais vousdire tout bonifacement les choses. Vous voulez faire comme Valérie,bon. Cela ne suffit pas, il faut un gogo, un actionnaire, un Hulot.Je connais un gros épicier retiré, c’est même un bonnetier. C’estlourd, épais, sans idées, je le forme, et je ne sais pas quand ilpourra me faire honneur. Mon homme est député, bête etvaniteux ; conservé, par la tyrannie d’une espèce de femme àturban, au fond de la province, dans une entière virginité sous lerapport du luxe et des plaisirs de la vie parisienne ; maisBeauvisage (il se nomme Beauvisage) est millionnaire, et ildonnerait, comme moi, ma chère petite, il y a trois ans, cent milleécus pour être aimé d’une femme comme il faut… Oui, dit-il encroyant avoir bien interprété le geste que fit Adeline, il estjaloux de moi, voyez-vous !… oui, jaloux de mon bonheur avecMme Marneffe, et le gars est homme à vendre une propriété pour êtrepropriétaire d’une…

– Assez, monsieur Crevel ! dit Mme Hulot en ne déguisantplus son dégoût et laissant paraître toute sa honte sur son visage.Je suis punie maintenant au delà de mon péché. Ma conscience, siviolemment contenue par la main de fer de la nécessité, me crie àcette dernière insulte que de tels sacrifices sont impossibles. Jen’ai plus de fierté, je ne me courrouce point comme jadis, je nevous dirai pas : « Sortez ! » après avoir reçu ce coup mortel.J’en ai perdu le droit : je me suis offerte à vous, comme uneprostituée… Oui, reprit-elle en répondant à un geste de dénégation,j’ai sali ma vie, jusqu’ici pure, par une intention ignoble ;et… je suis sans excuse, je le savais !… Je mérite toutes lesinjures dont vous m’accablez ! Que la volonté de Dieus’accomplisse ! S’il veut la mort de deux êtres dignes d’allerà lui, qu’ils meurent, je les pleurerai, je prierai pour eux !S’il veut l’humiliation de notre famille, courbons-nous sous l’épéevengeresse, et baisons-la, chrétiens que nous sommes ! Je saiscomment expier cette honte d’un moment qui sera le tourment de tousmes derniers jours. Ce n’est plus Mme Hulot, monsieur, qui vousparle, c’est la pauvre, l’humble pécheresse, la chrétienne dont lecœur n’aura plus qu’un seul sentiment, le repentir, et qui seratoute à la prière et à la charité. Je ne puis être que la dernièredes femmes et la première des repenties par la puissance de mafaute. Vous avez été l’instrument de mon retour à la raison, à lavoix de Dieu qui maintenant parle en moi, je vousremercie !…

Elle tremblait de ce tremblement qui, depuis ce moment, ne laquitta plus. Sa voix pleine de douceur contrastait avec lafiévreuse parole de la femme décidée au déshonneur pour sauver unefamille. Le sang abandonna ses joues, elle devint blanche et sesyeux furent secs.

– Je jouais, d’ailleurs, bien mal mon rôle, n’est-ce pas ?reprit-elle en regardant Crevel avec la douceur que les martyrsdevaient mettre en jetant les yeux sur le proconsul. L’amour vrai,l’amour saint et dévoué d’une femme a d’autres plaisirs que ceuxqui s’achètent au marché de la prostitution !… Pourquoi cesparoles ? dit-elle en faisant un retour sur elle-même et unpas de plus dans la voie de la perfection, elles ressemblent à del’ironie, et je n’en ai point ! pardonnez-les-moi. D’ailleurs,monsieur, peut-être n’est-ce que moi que j’ai voulu blesser…

La majesté de la vertu, sa céleste lumière, avaient balayél’impureté passagère de cette femme, qui, resplendissante de labeauté qui lui était propre, parut grandie à Crevel. Adeline fut ence moment sublime comme ces figures de la Religion, soutenues parune croix, que les vieux Vénitiens ont peintes ; mais elleexprimait toute la grandeur de son infortune et celle de l’Eglisecatholique, où elle se réfugiait par un vol de colombe blessée.Crevel fut ébloui, abasourdi.

– Madame, je suis à vous sans condition ! dit-il dans unélan de générosité. Nous allons examiner l’affaire, et… Quevoulez-vous ?… tenez ! l’impossible ?… je le ferai.Je déposerai des rentes à la Banque, et, dans deux heures, vousaurez votre argent…

– Mon Dieu, quel miracle ! dit la pauvre Adeline en sejetant à genoux.

Elle récita une prière avec une onction qui toucha siprofondément Crevel, que Mme Hulot lui vit des larmes aux yeux,quand elle se releva, sa prière finie.

– Soyez mon ami, monsieur !… lui dit-elle. Vous avez l’âmemeilleure que la conduite et que la parole. Dieu vous a donné votreâme, et vous tenez vos idées du monde et de vos passions !Oh ! je vous aimerai bien ! s’écria-t-elle avec uneardeur angélique dont l’expression contrastait singulièrement avecses méchantes petites coquetteries.

– Ne tremblez plus ainsi, dit Crevel.

– Est-ce que je tremble ? demanda la baronne, qui nes’apercevait pas de cette infirmité si rapidement venue.

– Oui, tenez, voyez, dit Crevel en prenant le bras d’Adeline etlui démontrant qu’elle avait un tremblement nerveux. Allons,madame, reprit-il avec respect, calmez-vous, je vais à laBanque…

– Revenez promptement ! Songez, mon ami, dit-elle enlivrant ses secrets, qu’il s’agit d’empêcher le suicide de monpauvre oncle Fischer, compromis par mon mari, car j’ai confiance envous maintenant et je vous dit tout ! Ah ! si nousn’arrivons pas à temps, je connais le maréchal, il a l’âme sidélicate, qu’il mourrait en quelques jours.

– Je pars alors, dit Crevel en baisant la main de la baronne.Mais qu’a donc fait ce pauvre Hulot ?

– Il a volé l’Etat !

– Ah ! mon Dieu… Je cours, madame, je vous comprends, jevous admire.

Crevel fléchit un genou, baisa la robe de Mme Hulot, et disparuten disant :

– A bientôt !

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