La Cousine Bette

Chapitre 24Où le hasard, qui se permet souvent des romans vrais, mène tropbien les choses pour qu’elles aillent longtemps ainsi

Le forçat de Mlle Fischer, obligé néanmoins de rentrer au logis,eut l’idée de cacher la joie de l’amoureux sous la joie del’artiste, heureux de son premier succès.

– Victoire ! mon groupe est vendu au duc d’Hérouville, quiva me donner des travaux, dit-il en jetant les douze cents francsen or sur la table de la vieille fille.

Il avait, comme on le pense bien, serré la bourse d’Hortense, illa tenait sur son cœur.

– Eh bien, répondit Lisbeth, c’est heureux, car je m’exterminaisà travailler. Vous voyez, mon enfant, que l’argent vient bienlentement dans le métier que vous avez pris, car voici le premierque vous recevez, et voilà bientôt cinq ans que vous piochez !Cette somme suffit à peine à rembourser ce que vous m’avez coûtédepuis la lettre de change qui me tient lieu de mes économies. Maissoyez tranquille, ajouta-t-elle après avoir compté, cet argent seratout employé pour vous. Nous avons là de la sécurité pour un an. Enun an, vous pouvez maintenant vous acquitter et avoir une bonnesomme à vous, si vous allez toujours de ce train-là.

En voyant le succès de sa ruse, Wenceslas fit des contes à lavieille fille sur le duc d’Hérouville.

– Je veux vous faire habiller tout en noir, à la mode, etrenouveler votre linge, car vous devez vous présenter bien mis chezvos protecteurs, répondit Bette. Et puis il vous faudra maintenantun appartement plus grand et plus convenable que votre horriblemansarde, et le bien meubler… Comme vous voilà gai ! vousn’êtes plus le même, ajouta-t-elle en examinant Wenceslas.

– Mais on a dit que mon groupe était un chef-d’œuvre.

– Eh bien, tant mieux ! Faites-en d’autres, répliqua cettesèche fille, toute positive et incapable de comprendre la joie dutriomphe ou la beauté dans les arts. Ne vous occupez plus de ce quiest vendu, fabriquez quelque autre chose à vendre. Vous avezdépensé deux cents francs d’argent, sans compter votre travail etvotre temps, à ce diable de Samson. Votre pendule vous coûtera plusde deux mille francs à faire exécuter. Tenez, si vous m’en croyez,vous devriez achever ces deux petits garçons couronnant la petitefille avec des bluets, ça séduira les Parisiens ! Moi, je vaispasser chez M. Graff, le tailleur, avant d’aller chez M. Crevel…Remontez chez vous, et laissez-moi m’habiller.

Le lendemain, le baron, devenu fou de Mme Marneffe, alla voir lacousine Bette, assez stupéfaite en ouvrant la porte de le trouverdevant elle, car il n’était jamais venu lui faire une visite. Aussise dit-elle en elle-même : « Hortense aurait-elle envie de monamoureux ?…  » car, la veille, elle avait appris, chez M.Crevel, la rupture du mariage avec le conseiller à la courroyale.

– Comment, mon cousin, vous ici ? Vous me venez voir pourla première fois de votre vie, assurément ce n’est pas pour mesbeaux yeux ?

– Beaux ! c’est vrai, répondit le baron, tu as les plusbeaux yeux que j’aie vus…

– Pourquoi venez-vous ? Tenez, me voilà honteuse de vousrecevoir dans un pareil taudis.

La première des deux pièces dont se composait l’appartement dela cousine Bette lui servait à la fois de salon, de salle à manger,de cuisine et d’atelier. Les meubles étaient ceux des ménagesd’ouvriers aisés : des chaises en noyer foncées de paille, unepetite table à manger en noyer, une table à travailler, desgravures enluminées dans des cadres en bois noirci, de petitsrideaux de mousseline aux fenêtres, une grande armoire en noyer, lecarreau bien frotté, bien reluisant de propreté, tout cela sans ungrain de poussière, mais plein de tons froids, un vrai tableau deTerburg où rien ne manquait, pas même sa teinte grise, représentépar un papier jadis bleuâtre et passé au ton de lin. Quant à lachambre personne n’y avait jamais pénétré.

Le baron embrassa tout d’un coup d’oeil, vit la signature de lamédiocrité dans chaque chose, depuis le poêle en fonte jusqu’auxustensiles de ménage, et il fut pris d’une nausée en se disant àlui-même :

– Voilà donc la vertu ! – Pourquoi je viens ?répondit-il à haute voix. Tu es une fille trop rusée pour ne pasfinir par le deviner, et il vaut mieux te le dire, s’écria-t-il ens’asseyant et regardant à travers la cour en entr’ouvrant le rideaude mousseline plissée. Il y a dans la maison une très joliefemme…

– Mme Marneffe ! Oh ! j’y suis ! dit-elle encomprenant tout. Et Josépha ?

– Hélas ! cousine, il n’y a plus de Josépha… J’ai été mis àla porte comme un laquais.

– Et vous voudriez ?… demanda la cousine en regardant lebaron avec la dignité d’une prude qui s’offense un quart d’heuretrop tôt.

– Comme Mme Marneffe est une femme très comme il faut, la femmed’un employé, que tu peux la voir sans te compromettre, reprit lebaron, je voudrais te voir voisiner avec elle. Oh ! soistranquille, elle aura les lus grands égards pour la cousine de M.le directeur.

En ce moment, on entendit le frôlement d’une robe dansl’escalier, accompagné par le bruit des pas d’une femme àbrodequins superfins. Le bruit cessa sur le palier. Après deuxcoups frappés à la porte, Mme Marneffe se montra.

– Pardonnez-moi, mademoiselle, cette irruption chez vous ;mais je ne vous ai point trouvée hier quand je suis venue vousfaire une visite ; nous sommes voisines, et, si j’avait su quevous étiez la cousine de M. le conseiller d’Etat, il y a longtempsque je vous aurais demandé votre protection auprès de lui. J’ai vuentrer M. le directeur, et alors j’ai pris la liberté devenir ; car mon mari, monsieur le baron, m’a parlé d’untravail sur le personnel qui sera soumis demain au ministre.

Elle avait l’air d’être émue, de palpiter ; mais elle avaittout bonnement monté l’escalier en courant.

– Vous n’avez pas besoin de faire la solliciteuse, belle dame,répondit le baron ; c’est à moi de vous demander la grâce devous voir.

– Eh bien, si mademoiselle le trouve bon, venez ! dit MmeMarneffe.

– Allez, mon cousin, je vais vous rejoindre, dit prudemment lacousine Bette.

La Parisienne comptait tellement sur la visite et surl’intelligence de M. le directeur, qu’elle avait fait non seulementune toilette appropriée à une pareille entrevue, mais encore unetoilette à son appartement. Dès le matin, on y avait mis des fleursachetées à crédit. Marneffe avait aidé sa femme à nettoyer lesmeubles, à rendre du lustre aux plus petits objets, en savonnant,en brossant, en époussetant tout. Valérie voulait se trouver dansun milieu plein de fraîcheur afin de plaire à M. le directeur, etplaire assez pour avoir le droit d’être cruelle, de lui tenir ladragée haute, comme à un enfant, en employant les ressources de latactique moderne. Elle avait jugé Hulot. Laissez vingt-quatreheures à une Parisienne aux abois, elle bouleverserait unministère.

Cet homme de l’Empire, habitué au genre Empire, devait ignorerabsolument les façons de l’amour moderne, les nouveaux scrupules,les différentes conversations inventées depuis 1830, et où lapauvre faible femme finit par se faire considérer comme la victimedes désirs de son amant, comme une sœur de charité qui panse desblessures, comme un ange qui se dévoue. Ce nouvel art d’aimerconsomme énormément de paroles évangéliques à l’œuvre du diable. Lapassion est un martyre. On aspire à l’idéal, à l’infini, de part etd’autre on veut devenir meilleurs par l’amour. Toutes ces bellesphrases sont un prétexte à mettre encore plus d’ardeur dans lapratique, plus de rage dans les chutes que par le passé. Cettehypocrisie, le caractère de notre temps, a gangrené la galanterie.On est deux anges, et l’on se comporte comme deux démons, si l’onpeut. L’amour n’avait pas le temps de s’analyser ainsi lui-mêmeentre deux campagnes, et, en 1809, il allait aussi vite quel’Empire, en succès. Or, sous la Restauration, le bel Hulot, enredevenant homme à femmes, avait d’abord consolé quelques anciennesamies alors tombées, comme des astres éteints, du firmamentpolitique, et, de là, vieillard, il s’était laissé capturer par lesJenny Cadine et les Josépha.

Mme Marneffe avait dressé ses batteries en apprenant lesantécédents du directeur, que son mari lui raconta longuement,après quelques renseignements pris dans les bureaux. La comédie dusentiment moderne pouvant voir pour le baron le charme de lanouveauté, le parti de Valérie était pris, et, disons-le, l’essaiqu’elle fit de sa puissance pendant cette matinée répondit à toutesses espérances. Grâce à ces manœuvres sentimentales, romanesques etromantiques, Valérie obtint, sans avoir rien promis, la place desous-chef et la croix de la Légion d’honneur pour son mari.

Cette petite guerre n’alla pas sans des dîners au Rocher deCancale, sans des parties de spectacle, sans beaucoup de cadeaux enmantilles, en écharpes, en robes, en bijoux. L’appartement de larue du Doyenné déplaisait ; le baron complota d’en meubler unmagnifiquement, rue Vanneau, dans une charmante maison moderne.

M. Marneffe obtint un congé de quinze jours, à prendre dans unmois, pour aller régler des affaires d’intérêt dans son pays, etune gratification. Il se promit de faire un petit voyage en Suissepour y étudier le beau sexe.

Si le baron Hulot s’occupa de sa protégée, il n’oublia pas sonprotégé. Le ministre du commerce, le comte Popinot, aimait les arts: il donna deux mille francs d’un exemplaire du groupe de Samson, àla condition que le moule serait brisé, pour qu’il n’existât queson Samson et celui de Mlle Hulot. Ce groupe excita l’admirationd’un prince à qui on porta le modèle de la pendule, et qui lacommanda ; mais elle devait être unique, et il en offrittrente mille francs. Les artistes consultés, au nombre desquels futStidmann, déclarèrent que l’auteur de ces deux œuvres pouvait faireune statue. Aussitôt, le maréchal prince de Wissembourg, ministrede la Guerre et président du comité de souscription pour lemonument du maréchal Montcornet, fit prendre une délibération parlaquelle l’exécution en était confiée à Steinbock. Le comte deRastignac, alors sous-secrétaire d’Etat, voulut une œuvre del’artiste dont la gloire surgissait aux acclamations de ses rivaux.Il obtint de Steinbock le délicieux groupe des deux petits garçonscouronnant une petite fille, et il lui promit un atelier au Dépôtdes marbres du gouvernement, situé, comme on sait, auGros-Caillou.

Ce fut le succès, mais le succès comme il vient à Paris,c’est-à-dire fou, le succès à écraser les gens qui n’ont pas desépaules et des reins à le porter, ce qui, par parenthèse, arrivesouvent. On parlait dans les journaux et dans les revues du comteWenceslas Steinbock, sans que lui ni Mlle Fischer en eussent lemoindre soupçon. Tous les jours, dès que Mlle Fischer sortait pourdîner, Wenceslas allait chez la baronne. Il y passait une ou deuxheures, excepté le jour où la Bette venait chez sa cousine Hulot.Cet état de choses dura pendant quelques jours.

Le baron, sûr des qualités et de l’état civil du comteSteinbock ; la baronne, heureuse de son caractère et de sesmœurs ; Hortense, fière de son amour approuvé, de la gloire deson prétendu, n’hésitaient plus à parler de ce mariage ;enfin, l’artiste était au comble du bonheur, quand une indiscrétionde Mme Marneffe mit tout en péril. Voici comment.

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