La Cousine Bette

Chapitre 42A quelles extrémités les libertins réduisent leurs femmeslégitimes

Lisbeth se dirigea vers la rue Plumet, où elle allait depuisquelque temps, comme on va au spectacle, pour s’y repaîtred’émotions.

L’appartement choisi par Hulot pour sa femme consistait en unegrande et vaste antichambre, un salon et une chambre à coucher aveccabinet de toilette. La salle à manger était latéralement contiguëau salon. Deux chambres de domestique et une cuisine, situées autroisième étage, complétaient ce logement, digne encore d’unconseiller d’Etat, directeur à la guerre. L’hôtel, la cour etl’escalier étaient majestueux. La baronne, obligée de meubler sonsalon, sa chambre et la salle à manger avec les reliques de sasplendeur, avait pris le meilleur dans les débris de l’hôtel, ruede l’Université. La pauvre femme aimait d’ailleurs ces muetstémoins de son bonheur qui, pour elle, avaient une éloquence quasiconsolante. Elle entrevoyait dans ses souvenirs des fleurs, commeelle voyait sur ses tapis des rosaces à peine visibles pour lesautres.

En entrant dans la vaste antichambre où douze chaises, unbaromètre et un grand poêle, de longs rideaux en calicot blancbordé de rouge rappelaient les affreuses antichambres desministères, le cœur se serrait ; on pressentait la solitudedans laquelle vivait cette femme. La douleur, de même que leplaisir, se fait une atmosphère. Au premier coup d’oeil jeté sur unintérieur, on sait qui y règne, de l’amour ou du désespoir. Ontrouvait Adeline dans une immense chambre à coucher, meublée desbeaux meubles de Jacob Desmalters, en acajou moucheté garni desornements de l’Empire, ces bronzes qui ont trouvé le moyen d’êtreplus froids que les cuivres de Louis XVI! Et l’on frissonnait envoyant cette femme assise sur un fauteuil romain, devant les sphinxd’une travailleuse, ayant perdu ses couleurs, affectant une gaietémenteuse, conservant son air impérial, comme elle savait conserverla robe de velours bleu qu’elle mettait chez elle. Cette âme fièresoutenait le corps et maintenait la beauté. La baronne, à la fin dela première année de son exil dans cet appartement, avait mesuré lemalheur dans toute son étendue.

– En me reléguant là, mon Hector m’a fait la vie encore plusbelle qu’elle ne devait l’être pour une simple paysanne, sedit-elle. Il me veut ainsi : que sa volonté soit faite ! Jesuis la baronne Hulot, la belle-sœur d’un maréchal de France, jen’ai pas commis la moindre faute, mes deux enfants sont établis, jepuis attendre la mort, enveloppée dans les voiles immaculés de mapureté d’épouse, dans le crêpe de mon bonheur évanoui.

Le portrait de Hulot, peint par Robert Lefebvre en 1810, dansl’uniforme de commissaire ordonnateur de la garde impériale,s’étalait au-dessus de la travailleuse, où, à l’annonce d’unevisite, Adeline serrait une Imitation de Jésus-Christ, sa lecturehabituelle. Cette Madeleine irréprochable écoutait aussi la voix del’Esprit-Saint dans son désert.

– Mariette, ma fille, dit Lisbeth à la cuisinière qui vint luiouvrir la porte, comment va ma bonne Adeline ?

– Oh ! bien, en apparence, Mademoiselle ; mais, entrenous, si elle persiste dans ses idées, elle se tuera, dit Marietteà l’oreille de Lisbeth. Vraiment, vous devriez l’engager à vivremieux. D’hier, Madame m’a dit de lui donner le matin pour deux sousde lait et un petit pain d’un sou ; de lui servir à dîner soitun hareng, soit un peu de veau froid, en en faisant cuire une livrepour la semaine, bien entendu lorsqu’elle dînera seule, ici… Elleveut ne dépenser que dix sous par jour pour sa nourriture. Celan’est pas raisonnable. Si je parlais de ce beau projet à M. lemaréchal, il pourrait se brouiller avec M. le baron et ledéshériter ; au lieu que vous, qui êtes si bonne et si fine,vous saurez arranger les choses…

– Eh bien, pourquoi ne vous adressez-vous pas à moncousin ? dit Lisbeth.

– Ah ! ma chère demoiselle, il y a bien environ vingt àvingt-cinq jours qu’il n’est venu, enfin tout le temps que noussommes restées sans vous voir ! D’ailleurs, Madame m’adéfendu, sous peine de renvoi, de jamais demander de l’argent àMonsieur. Mais quant à de la peine… ah ! la pauvre Madame en aeu ! C’est la première fois que monsieur l’oublie silongtemps… Chaque fois qu’on sonnait, elle s’élançait à lafenêtre ;… mais, depuis cinq jours, elle ne quitte plus sonfauteuil. Elle lit ! Chaque fois qu’elle va chez madame lacomtesse, elle me dit : « Mariette, qu’elle dit, si Monsieur vient,dites que je suis dans la maison, et envoyez-moi le portier ;il aura sa course bien payée ! »

– Pauvre cousine ! dit Bette, cela me fend le cœur. Jeparle d’elle à mon cousin tous les jours. Que voulez-vous ! Ildit : « Tu as raison, Bette, je suis un misérable ; ma femmeest un ange, et je suis un monstre ! J’irai demain…  » Et ilreste chez Mme Marneffe ; cette femme le ruine et ill’adore ; il ne vit que près d’elle. Moi, je fais ce que jepeux ! Si je n’étais pas là, si je n’avais pas avec moiMathurine, le baron aurait dépensé le double ; et, comme iln’a presque plus rien, il se serait déjà peut-être brûlé lacervelle. Eh bien, Mariette, voyez-vous, Adeline mourrait de lamort de son mari, j’en suis sûre. Au moins, je tâche de nouer làles deux bouts, et d’empêcher que mon cousin ne mange tropd’argent…

– Ah ! c’est ce que dit la pauvre Madame ; elleconnaît bien ses obligations envers vous, répondit Mariette ;elle disait vous avoir pendant longtemps mal jugée…

– Ah ! fit Lisbeth. Elle ne vous a pas dit autrechose ?

– Non, Mademoiselle. Si vous voulez lui faire plaisir,parlez-lui de Monsieur ; elle vous trouve heureuse de le voirtous les jours.

– Est-elle seule ?

– Faites excuse, le maréchal y est. Oh ! il vient tous lesjours, et elle lui dit toujours qu’elle a vu Monsieur le matin,qu’il rentre la nuit fort tard.

– Et y a-t-il un bon dîner, aujourd’hui ? demandaBette.

Mariette hésitait à répondre, elle soutenait mal le regard de laLorraine, quand la porte du salon s’ouvrit et le maréchal Hulotsortit si précipitamment, qu’il salua Bette sans la regarder, etlaissa tomber un papier. Bette ramassa ce papier et courut dansl’escalier, car il était inutile de crier après un sourd ;mais elle s’y prit de manière à ne pas pouvoir rejoindre lemaréchal, elle revint et lut furtivement ce qui suit, écrit aucrayon :

« Mon cher frère, mon mari m’a donné l’argent de la dépense pourle trimestre ; mais ma fille Hortense en a eu si grand besoin,que je lui ai prêté la somme entière, qui suffisait à peine àsortir d’embarras. Pouvez-vous me prêter quelques centsfrancs ? car je ne veux pas redemander de l’argent àHector ; un reproche de lui me ferait trop de peine. »

– Ah ! pensa Lisbeth, pour qu’elle ait fait plier à cepoint son orgueil, dans quelle extrémité se trouve-t-elledonc ?

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