La Cousine Bette

Chapitre 33Comment se font beaucoup de contrats de mariage

Au moment où le baron rentra, il trouva donc sa famille aucomplet, car la baronne avait officiellement salué le comteSteinbock du nom de fils, et fixé, sous la réserve de l’approbationde son mari, le mariage à quinzaine. Aussi, dès qu’il se montradans le salon, le conseiller d’Etat fut-il entouré par sa femme etpar sa fille, qui coururent au-devant de lui, l’une pour lui parlerà l’oreille et l’autre pour l’embrasser.

– Vous êtes allée trop loin en m’engageant ainsi, madame, ditsévèrement le baron. Ce mariage n’est pas fait, dit-il en jetant unregard sur Steinbock, qu’il vit pâlir.

Le malheureux artiste se dit :

– Il connaît mon arrestation.

– Venez, enfants, ajouta le père en emmenant sa fille et lefutur dans le jardin.

Et il alla s’asseoir avec eux sur un des bancs du kiosque, rongéde mousse.

– Monsieur le comte, aimez-vous ma fille autant que j’aimais samère ? demanda le baron à Wenceslas.

– Plus, monsieur, dit l’artiste.

– La mère était la fille d’un paysan et n’avait pas un liard defortune.

– Donnez-moi Mlle Hortense telle que la voilà, sans trousseaumême…

– Je vous crois bien ! dit le baron en souriant ;Hortense est la fille du baron Hulot d’Ervy, conseiller d’Etat,directeur à la guerre, grand officier de la Légion d’honneur, frèredu comte Hulot, dont la gloire est immortelle et qui sera sous peumaréchal de France. Et… elle a une dot !…

– C’est vrai, dit l’amoureux artiste, je parais avoir del’ambition ; mais ma chère Hortense serait la fille d’unouvrier, que je l’épouserais…

– Voilà ce que je voulais savoir, reprit le baron. Va-t’en,Hortense, laisse-moi causer avec M. le comte, tu vois qu’il t’aimebien sincèrement.

– O mon père, je savais bien que vous plaisantiez, réponditl’heureuse fille.

– Mon cher Steinbock, dit le baron avec une grâce infinie dediction et un grand charme de manières, quand il fut seul avecl’artiste, j’ai constitué à mon fils deux cent mille francs de dot,desquels le pauvre garçon n’a pas touché deux liards ; il n’enaura jamais rien. La dot de ma fille sera de deux cent mille francsque vous reconnaîtrez avoir reçus…

– Oui, monsieur le baron…

– Comme vous y allez, dit le conseiller d’Etat. Veuillezm’écouter. On ne peut pas demander à un gendre le dévouement qu’onest en droit d’attendre d’un fils. Mon fils savait tout ce que jepouvais faire et ce que je ferai pour son avenir : il seraministre, il trouvera facilement ses deux cent mille francs. Quantà vous, jeune homme, c’est autre chose ! Vous recevrezsoixante mille francs en une inscription cinq pour cent sur legrand-livre, au nom de votre femme. Cet avoir sera grevé d’unepetite rente à faire à Lisbeth, mais elle ne vivra pas longtemps,elle est poitrinaire, je le sais. Ne dites ce secret àpersonne ; que la pauvre fille meure en paix. Ma fille aura untrousseau de vingt mille francs ; sa mère y met pour six millefrancs de ses diamants…

– Monsieur, vous me comblez !… dit Steinbock stupéfait.

– Quant aux cent vingt mille francs restants…

– Cessez, monsieur, dit l’artiste, je ne veux que ma chèreHortense…

– Voulez-vous m’écouter, bouillant jeune homme ? Quant auxcent vingt mille francs, je ne les ai pas ; mais vous lesrecevrez…

– Monsieur !…

– Vous les recevrez du gouvernement, en commandes que je vousobtiendrai, je vous en donne ma parole d’honneur. Vous voyez, vousallez avoir un atelier au Dépôt des marbres. Exposez quelquesbelles statues, je vous ferai entrer à l’Institut. On a, en hautlieu, de la bienveillance pour mon frère et pour moi, j’espère doncréussir en demandant pour vous des travaux de sculpture àVersailles pour un quart de la somme. Enfin, vous recevrez quelquescommandes de la ville de Paris, vous en aurez de la Chambre despairs ; vous en aurez, mon cher, tant et tant, que vous serezobligé de prendre des aides. C’est ainsi que je m’acquitterai.Voyez si la dot ainsi payée vous convient, consultez vosforces…

– Je me sens la force de faire la fortune de ma femme à moiseul, si tout cela manquait ! dit le noble artiste.

– Voilà ce que j’aime ! s’écria le baron, la belle jeunessene doutant de rien ! J’aurais culbuté des armées pour unefemme ! Allons, dit-il en prenant la main du jeune sculpteuret y frappant, vous avez mon consentement. Dimanche prochain lecontrat, et le samedi suivant, à l’autel, c’est le jour de la fêtede ma femme !

– Tout va bien, dit la baronne à sa fille collée à la fenêtre,ton futur et ton père s’embrassent.

En rentrant chez lui, le soir, Wenceslas eut l’explication del’énigme que présentait sa délivrance ; il trouva chez leportier un gros paquet cacheté qui contenait le dossier de sacréance avec une quittance régulière, libellée au bas du jugement,et accompagné de la lettre suivante :

« Mon cher Wenceslas,

Je suis venu te voir ce matin, à dix heures, pour te présenter àune altesse royale qui désirait te connaître. Là, j’ai su que lesAnglais t’avaient emmené dans une de leurs petites îles dont lacapitale s’appelle Clichy’s Castle.

Je suis aussitôt allé voir Léon de Lora, à qui j’ai dit en riantque tu ne pouvais pas quitter la campagne où tu étais faute dequatre mille francs, et que tu allais compromettre ton avenir si tune te montrais pas à ton royal protecteur. Bridau, cet homme degénie qui a connu la misère et qui sait ton histoire, était là parbonheur. Mon fils, à eux deux, ils ont fait la somme, et je suisallé payer pour toi le bédouin qui a commis un crime de lèse-génieen te coffrant. Comme je devais être aux Tuileries à midi, je n’aipas pu te voir humant l’air libre. Je te sais gentilhomme, j’airépondu de toi à mes deux amis ; mais va les voir demain.

Léon et Bridau ne voudront pas de ton argent ; ils tedemanderont chacun un groupe, et ils auront raison. C’est ce quepense celui qui voudrait pouvoir se dire ton rival, et qui n’estque ton camarade,

Stidmann.

P.-S. – J’ai dit au prince que tu ne revenais de voyage quedemain, et il a dit : « Eh bien, demain ! »

Le comte Wenceslas se coucha dans les draps de pourpre que nousfait, sans un pli de rose, la Faveur, cette céleste boiteuse qui,pour les gens de génie, marche plus lentement encore que la Justiceet la Fortune, parce que Jupiter a voulu qu’elle n’eût pas debandeau sur les yeux. Facilement trompée par les étalages descharlatans, attirée par leurs costumes et leurs trompettes, elledépense à voir et à payer leurs parades le temps pendant lequelelle devrait chercher les gens de mérite dans les coins où ils secachent.

Maintenant, il est nécessaire d’expliquer comment M. le baronHulot était arrivé à grouper les chiffres de la dot d’Hortense, età satisfaire aux dépenses effrayantes du délicieux appartement oùdevrait s’installer Mme Marneffe. Sa conception financière portaitle cachet du talent qui guide les dissipateurs et les genspassionnés dans les fondrières, où tant d’accidents les font périr.Rien ne démontrera mieux la singulière puissance que communiquentles vices, et à laquelle on doit les tours de forcequ’accomplissent de temps en temps les ambitieux, les voluptueux,enfin tous les sujets du diable.

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