La Cousine Bette

Chapitre 113Combabus

Le baron Montès de Montejanos était un lion, mais un lioninexpliqué. Le Paris de la fashion, celui du turf et des lorettes,admiraient les gilets ineffables de ce seigneur étranger, sesbottes d’un vernis irréprochable, ses sticks incomparables, seschevaux enviés, sa voiture menée par des nègres parfaitementesclaves et très bien battus. Sa fortune était connue, il avait uncrédit de sept cent mille francs chez le célèbre banquier duTillet ; mais on le voyait toujours seul. S’il allait auxpremières représentations, il était dans une stalle d’orchestre. Ilne hantait aucun salon. Il n’avait jamais donné le bras à unelorette ! On ne pouvait unir son nom à celui d’aucune joliefemme du monde. Pour passe-temps, il jouait au whist auJockey-Club. On en était réduit à calomnier ses mœurs, ou, ce quiparaissait infiniment plus drôle, sa personne : on l’appelaitCombabus !… Bixiou, Léon de Lora, Lousteau, Florine, MlleHéloïse Brisetout et Nathan, soupant un soir chez l’illustreCarabine avec beaucoup de lions et de lionnes, avaient inventécette explication, excessivement burlesque. Massol, en sa qualitéde conseiller d’Etat, Claude Vignon, en sa qualité d’ancienprofesseur de grec, avaient raconté aux ignorantes lorettes lafameuse anecdote, rapportée dans l’Histoire ancienne de Rollin,concernant Combabus, cet Abélard volontaire chargé de garder lafemme d’un roi d’Assyrie, de Perse, Bactriane, Mésopotamie etautres départements de la géographie particulière au vieuxprofesseur du Bocage qui continua d’Anville, le créateur del’ancien Orient. Ce surnom, qui fit rire pendant un quart d’heureles convives de Carabine, fut le sujet d’une foule de plaisanteriestrop lestes dans un ouvrage auquel l’Académie pourrait ne pasdonner le prix Montyon, mais parmi lesquelles on remarqua le nomqui resta sur la crinière touffue du beau baron, que Joséphanommait un magnifique Brésilien, comme on dit un magnifiquecatoxantha ! Carabine, la plus illustre des lorettes, celledont la beauté fine et les saillies avaient arraché le sceptre dutreizième arrondissement aux mains de Mlle Turquet, plus connuesous le nom de Malaga, Mlle Séraphine Sinet (tel était son vrainom) était au banquier du Tillet ce que Josépha Mirah était au ducd’Hérouville.

Or, le matin même du jour où la Saint-Estève prophétisait lesuccès à Victorin, Carabine avait dit à du Tillet, sur les septheures du matin :

– Si tu étais gentil, tu me donnerais à dîner au Rocher deCancale, et tu m’amènerais Combabus ; nous voulons savoirenfin s’il a une maîtresse… J’ai parié pour… je veux gagner…

– Il est toujours à l’hôtel des Princes, j’y passerai, réponditdu Tillet ; nous nous amuserons. Aie tous nos gars : le garsBixiou, le gars Lora, enfin toute notre séquelle !

A sept heures et demie, dans le plus beau salon del’établissement où l’Europe entière a dîné, brillait sur la tableun magnifique service d’argenterie fait exprès pour les dîners oùla vanité soldait l’addition en billets de banque. Des torrents delumière produisaient des cascades au bord des ciselures. Desgarçons, qu’un provincial aurait pris pour des diplomates, n’étaitl’âge, se tenaient sérieux comme des gens qui se savent ultrapayés.

Cinq personnes arrivées en attendaient neuf autres. C’étaitd’abord Bixiou, le sel de toute cuisine intellectuelle, encoredebout en 1843, avec une armure de plaisanteries toujours neuves,phénomène aussi rare à Paris que la vertu. Puis Léon de Lora, leplus grand peintre de paysage et de marine existant, qui gardaitsur tous ses rivaux l’avantage de ne jamais se trouver au-dessousde ses débuts. Les lorettes ne pouvaient pas se passer de ces deuxrois du bon mot. Pas de souper, pas de dîner, pas de partie sanseux. Séraphine Sinet, dite Carabine, en sa qualité de maîtresse entitre de l’amphitryon, était venue l’une des premières, et faisaitresplendir sous les nappes de lumière ses épaules sans rivales àParis, un cou tourné comme par un tourneur, sans un pli ! sonvisage mutin et sa robe de satin broché, bleu sur bleu, ornée dedentelles d’Angleterre en quantité suffisante à nourrir un villagependant un mois. La jolie Jenny Cadine, qui ne jouait pas à sonthéâtre, et dont le portrait est trop connu pour en dire quoi quece soit, arriva dans une toilette d’une richesse fabuleuse. Unepartie est toujours pour ces dames un Longchamp de toilettes, oùchacune d’elles veut faire obtenir le prix à son millionnaire, endisant ainsi à ses rivales : – Voilà le prix que je vaux !

Une troisième femme, sans doute au début de la carrière,regardait, presque honteuse, le luxe des deux commères posées etriches. Simplement habillée en cachemire blanc orné depassementeries bleues, elle avait été coiffée en fleurs par uncoiffeur du genre merlan, dont la main malhabile avait donné, sansle savoir, les grâces de la niaiserie, à des cheveux blondsadorables. Encore gênée dans sa robe, elle avait la timidité, selonla phrase consacrée, inséparable d’un premier début. Elle arrivaitde Valognes pour placer à Paris une fraîcheur désespérante, unecandeur à irriter le désir chez un mourant, et une beauté digne detoutes celles que la Normandie a déjà fournies aux différentsthéâtres de la capitale. Les lignes de cette figure intacteoffraient l’idéal de la pureté des anges. Sa blancheur lactéerenvoyait si bien la lumière, que vous eussiez dit d’un miroir. Sescouleurs fines avaient été mises sur les joues comme avec unpinceau. Elle se nommait Cydalise. C’était, comme on va le voir, unpion nécessaire dans la partie que jouait mame Nourrisson contreMme Marneffe.

– Tu n’as pas le bras de ton nom, ma petite, avait dit JennyCadine, à qui Carabine avait présenté ce chef-d’œuvre âgé de seizeans et amené par elle.

Cydalise, en effet, offrait à l’admiration publique de beauxbras d’un tissu serré, grenu, mais rougi par un sangmagnifique.

– Combien vaut-elle ? demanda Jenny Cadine tout bas àCarabine.

– Un héritage.

– Qu’en veux-tu faire ?

– Tiens, Mme Combabus !

– Et l’on te donne pour faire ce métier-là!

– Devine !

– Une belle argenterie ?

– J’en ai trois !

– Des diamants ?

– J’en vends…

– Un singe vert ?

– Non, un tableau de Raphaël !

– Quel rat te passe dans la cervelle ?

– Josépha me scie l’omoplate avec ses tableaux, réponditCarabine, et j’en veux avoir de plus beaux que les siens…

Du Tillet amena le héros du dîner, le Brésilien ; le ducd’Hérouville les suivait avec Josépha. La cantatrice avait mis unesimple robe de velours ; mais autour de son cou brillait uncollier de cent vingt mille francs, des perles à peinedistinctibles sur sa peau de camélia blanc. Elle s’était fourrédans ses nattes noires un seul camélia rouge (une mouche)! d’uneffet étourdissant, et elle s’était amusée à étager onze braceletsde perles sur chacun de ses bras. Elle vint serrer la main à JennyCadine, qui lui dit :

– Prête-moi donc tes mitaines ?

Josépha détacha ses bracelets et les offrit, sur une assiette, àson amie.

– Quel genre ! dit Carabine ; faut êtreduchesse ! Plus que cela de perles ! Vous avez dévaliséla mer pour orner la fille, monsieur le duc ? ajouta-t-elle ense tournant vers le petit duc d’Hérouville.

L’actrice prit un seul bracelet, rattacha les vingt autres auxbeaux bras de la cantatrice et y mit un baiser.

Lousteau, le pique-assiette littéraire, La Palférine et Malaga,Massol et Vauvinet, Théodore Gaillard, l’un des propriétaires d’undes plus importants journaux politiques, complétaient les invités.Le duc d’Hérouville, poli comme un grand seigneur avec tout lemonde, eut pour le comte de La Palférine ce salut particulier qui,sans accuser l’estime ou l’intimité, dit à tout le monde : « Noussommes de la même famille, de la même race, nous nousvalons ! » Ce salut, le shiboleth de l’aristocratie, a été créépour le désespoir des gens d’esprit de la haute bourgeoisie.

Carabine prit Combabus à sa gauche et le duc d’Hérouville à sadroite. Cydalise flanqua le Brésilien, et Bixiou fut mis à côté dela Normande, Malaga prit place à côté du duc.

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