Le Mariage de Loti

XVIII

Cependant le temps s’écoulait lentement. Ilfallait plus d’une heure encore avant que la jeune fille qui étaitallée chercher les actes de naissance des enfants de Taïmaha pûtrevenir.

En l’attendant, je fis au bord de la mer, avecmes nouveaux amis, une promenade qui m’a laissé un souvenirfantastique comme celui d’un rêve.

Depuis cet endroit jusqu’au districtd’Afareahitu vers lequel nous nous dirigions, le pays n’est plusqu’une étroite bande de terrain, longue et sinueuse, resserréeentre la mer et les mornes à pic, – au flanc desquels sontaccrochées d’impénétrables forêts.

Autour de moi, tout semblait de plus en pluss’assombrir. Le soir, l’isolement, la tristesse inquiète qui mepénétrait, prêtaient à ces paysages quelque chose de désolé.

C’étaient toujours des cocotiers, deslauriers-roses en fleurs et des pandanus, tout cela étonnammenthaut et frêle, et courbé par le vent. Les longues tiges despalmiers, penchées en tous sens, portaient çà et là des touffes delichen qui pendaient comme des chevelures grises. – Etpuis, sous nos pieds, toujours cette même terre nue et cendrée,criblée de trous de crabes.

Le sentier que nous suivions semblaitabandonné : les crabes bleus avaient tout envahi ; ilsfuyaient devant nous, avec ce bruit particulier qu’ils font lesoir. – La montagne était déjà pleine d’ombres.

Le grand Téharo marchait près de moi, rêveuret silencieux comme un Maori, et je tenais par la main l’enfant demon frère.

De temps à autre, la voix douce de Taamaris’élevait au milieu de tous les grands bruits monotones de lanature ; ses questions d’enfant étaient incohérentes etsingulières. – J’entendais cependant sans difficulté lelangage de ce petit être, que bien des gens qui parlent à Tahiti ledialecte de la plage n’eussent pas compris ; ilparlait la vieille langue maorie à peu près pure.

Nous vîmes poindre sur la mer une piroguevoilée, qui revenait imprudemment de Tahiti ; elle entrabientôt dans les bassins intérieurs du récif, presque couchée sousce grand vent alizé.

Il en sortit quelques indigènes, deux jeunesfilles qui se mirent à courir toutes mouillées, jetant au venttriste la note inattendue de leurs éclats de rire.

Il en sortit aussi un vieux Chinois en robenoire, qui s’arrêta pour caresser le petit Taamari, et tira de sonsac des gâteaux qu’il lui donna.

Cette prévenance de ce vieux pour cet enfant,et son regard, me donnèrent une idée horrible…

Le jour baissait, les cocotiers s’agitaientau-dessus de nos têtes, secouant sur nous leurs cent-pieds et leursscorpions. – Il passait des rafales qui courbaient cesgrands arbres comme un champ de roseaux ; les feuilles mortesvoltigeaient follement sur la terre nue…

Je fis cette réflexion naturelle, qu’ilfaudrait sans doute rester plusieurs jours dans cette île avantqu’il fût possible à une pirogue de prendre la mer ; celaarrive fréquemment entre Tahiti et Moorea. – Le départ duRendeer était fixé aux premiers jours de la semainesuivante ; mon absence ne le retarderait pas d’une heure,– et les derniers moments que j’aurais pu passer avecRarahu, – les derniers de la vie, s’envoleraient ainsiloin d’elle.

Quand nous revînmes, la nuit tombait tout àfait. – Je n’avais prévu cette nuit, ni l’impressionsinistre que me causait son approche.

Je commençais à sentir aussi l’engourdissementet la soif de la fièvre ; – les impressions si vivesde cette journée l’avaient déterminée sans doute, en même tempsqu’un grand excès de fatigue.

Nous nous assîmes devant la case de la vieilleHapoto.

Il y avait là plusieurs jeunes fillescouronnées de fleurs, qui étaient venues des cases voisines pourvoir le paoupa (l’étranger) –car il en vientrarement dans ce district.

– Tiens ! dit l’une d’elles, ens’approchant de moi, – c’est toi, Mata-reva !…

Depuis longtemps je n’avais pas entenduprononcer ce nom que Rarahu m’avait donné jadis et contre lequelavait prévalu celui de Loti.

Elle avait appris ce nom dans le districtd’Apiré, au bord du ruisseau de Fataoua, où l’année précédente ellem’avait vu.

La nature et toutes choses prenaient pour moides aspects étranges et imprévus, sous l’influence de la fièvre etde la nuit. – On entendait dans les bois de la montagne leson plaintif et monotone des flûtes de roseau.

A quelques pas de là, sous un toit de chaumesoutenu par des pieux de bourao, on faisait la cuisine à monintention. – Le vent balayait terriblement cettecuisine ; des hommes nus, avec de grands cheveux ébouriffés,étaient accroupis là, comme des gnomes, autour d’une épaisse fumée.– Le mot « Toupapahou ! », prononcé près demoi, résonnait étrangement à mes oreilles…

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