Le Mariage de Loti

III

LA REINE VAÉKÉHU

 

… En suivant vers la gauche la rue de Taïohaé,on arrive, près d’un ruisseau limpide, aux quartiers de la reine.– Un figuier des Banians, développé dans des proportionsgigantesques, étend son ombre triste sur la case royale. –Dans les replis de ses racines, contournées comme des reptiles, ontrouve des femmes assises, vêtues le plus souvent de tuniques d’unecouleur jaune d’or qui donne à leur teint l’aspect du cuivre. Leurfigure est d’une dureté farouche ; elles vous regardent veniravec une expression de sauvage ironie.

Tout le jour assises dans un demi-sommeil,elles demeurent immobiles et silencieuses comme des idoles…

C’est la cour de Nuka-Hiva, la reine Vaékéhuet ses suivantes.

Sous cette apparence peu engageante, cesfemmes sont douces et hospitalières ; elles sont charmées siun étranger prend place près d’elles, et lui offrent toujours descocos et des oranges.

Élisabeth et Atéria, deux suivantes quiparlent français, vous adressent alors, de la part de la reine,quelques questions saugrenues au sujet de la dernière guerred’Allemagne. Elles parlent fort, mais lentement, et accentuentchaque mot d’une manière originale. Les batailles où plus de milleshommes sont engagés excitent leur sourire incrédule ; lagrandeur de nos armées dépasse leurs conceptions…

L’entretien pourtant languit bientôt ;quelques phrases échangées leur suffisent, leur curiosité estsatisfaite, et la réception terminée, la cour se modifie denouveau, et, quoi que vous fassiez pour réveiller l’attention, onne prend plus garde à vous…

La demeure royale, élevée par les soins dugouvernement français, est située dans un recoin solitaire,entourée de cocotiers et de tamaris.

Mais au bord de la mer, à côté de cettehabitation modeste, une autre case, case d’apparat, construite avectout le luxe indigène, révèle encore l’élégance de cettearchitecture primitive.

Sur une estrade en larges galets noirs, delourdes pièces de magnifique bois des îles soutiennent lacharpente. La voûte et les murailles de l’édifice sont formées debranches de citronnier choisies entre mille, droites et poliescomme des joncs ; tous ces bois sont liés entre eux par desamarrages de cordes de diverses couleurs, disposés de manière àformer des dessins réguliers et compliqués.

Là encore, la Cour, la reine et ses filspassent de longues heures d’immobilité et de repos, en regardantsécher leurs filets à l’ardeur du soleil.

Les pensées qui contractent le visage étrangede la reine restent un mystère pour tous, et le secret de seséternelles rêveries est impénétrable. Est-ce tristesse ouabrutissement ? Songe-t-elle à quelque chose, ou bien àrien ? Regrette-t-elle son indépendance et la sauvagerie quis’en va, et son peuple qui dégénère et lui échappe ?…

Atéria, qui est son ombre et son chien, seraiten position de la savoir : peut-être cette inévitable fillenous l’apprendrait-elle, mais tout porte à croire qu’elleignore ; il se peut même qu’elle n’y ait jamais songé…

Vaékéhu consentit avec une bonne grâceparfaite à poser pour plusieurs éditions de son portrait ;jamais modèle plus calme ne se laissa examiner plus à loisir.

Cette reine déchue, avec ses grands cheveux encrinière et son fier silence, conserve encore une certainegrandeur…

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