Le Mariage de Loti

XII

… Mais la nuit, quand je me retrouvai seuldans le silence et l’obscurité, un rêve sombre s’appesantit surmoi, une vision sinistre qui ne venait ni de la veille ni dusommeil, – un de ces fantômes qui replient leurs ailes dechauves-souris au chevet des malades, ou viennent s’asseoir sur lespoitrines haletantes des criminels.

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NATUAEA

(Vision confuse de la nuit.)

 

…Là-bas, en dessous, bien loin del’Europe… le grand morne de Bora-Bora dressait sa silhouetteeffrayante, dans le ciel gris et crépusculaire des rêves…

… J’arrivais, porté par un navire noir, quiglissait sans bruit sur la mer inerte, qu’aucun vent ne poussait etqui marchait toujours… Tout près, tout près de la terre, sous desmasses noires qui semblaient de grands arbres, le navire toucha laplage de corail et s’arrêta… Il faisait nuit, et je restai làimmobile, attendant le jour, – les yeux fixés sur laterre, avec une indéfinissable horreur.

… Enfin le soleil se leva, un large soleil sipâle, si pâle, qu’on eût dit un signe du ciel annonçant aux hommesla consommation des temps, un sinistre météore précurseur du chaosfinal, un grand soleil mort…

Bora-Bora s’éclaira de lueurs blêmes ;alors je distinguai des formes humaines assises qui semblaientm’attendre, et je descendis sur la plage…

Parmi les troncs des cocotiers, sous la hauteet triste colonnade grise, des femmes étaient accroupies par terrela tête dans leurs mains comme pour les veillées funèbres ;elles semblaient être là depuis un temps indéfini… Leurs longscheveux les couvraient presque entièrement, elles étaientimmobiles ; leurs yeux étaient fermés, mais, à travers leurspaupières transparentes, je distinguais leurs prunelles fixées surmoi…

Au milieu d’elles, une forme humaine, blancheet rigide, étendue sur un lit de pandanus…

Je m’approchai de ce fantôme endormi, je mepenchai sur le visage mort… Rarahu se mit à rire…

A ce rire de fantôme le soleil s’éteignit dansle ciel, et je me retrouvai dans l’obscurité.

Alors un grand souffle terrible passa dansl’atmosphère, et je perçus confusément des choses horribles :les grands cocotiers se tordant sous l’effort de brisesmystérieuses, – des spectres tatoués accroupis à leurombre, – les cimetières maoris et la terre de là-bas quirougit les ossements, – d’étranges bruits de la mer et ducorail, les crabes bleus, amis des cadavres, grouillant dansl’obscurité, – et au milieu d’eux, Rarahu étendue, soncorps d’enfant enveloppé dans ses longs cheveux noirs, –Rarahu les yeux vides, et riant du rire éternel, du rire figé desToupapahous…

« O mon cher petit ami, ô ma fleurparfumée du soir ! mon mal est grand dans mon cœur de ne pluste voir ! ô mon étoile du matin, mes yeux se fondent dans lespleurs de ce que tu ne reviens plus !…

« Je te salue par le vrai Dieu, dansla foi chrétienne.

« Ta petite amie,

RARAHU. »

 

FIN

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