Le Mariage de Loti

XXXI

A bord, quand je fus seul, je montaitristement sur le pont du Rendeer. La frégate, le matin sianimée, était vide et silencieuse ; les mâts et les verguesdécoupaient leurs grandes lignes sur le ciel de la nuit ; lesétoiles étaient voilées, l’air calme et lourd, la mer inerte.

Les mornes de Moorea dessinaient en noir surl’eau leurs silhouettes renversées ; on voyait de loin lesfeux qui à terre éclairaient le upa-upa ; des chantsrauques et lubriques arrivaient en murmure confus, accompagnés àcontre-temps par des coups de tam-tam.

J’éprouvais un remords profond de l’avoirabandonnée au milieu de cette saturnale ; une tristesseinquiète me retenait là, les yeux fixés sur ces feux de laplage ; ces bruits qui venaient de terre me serraient lecœur.

L’une après l’autre, toutes les heures de lanuit sonnèrent à bord du Rendeer, sans que le sommeil vîntmettre fin à mon étrange rêverie. Je l’aimais bien, la pauvrepetite ; les Tahitiens disaient d’elle : « C’est lapetite femme de Loti. » C’était bien ma petite femme eneffet ; par le cœur, par les sens, je l’aimais bien. Et, entrenous deux, il y avait des abîmes pourtant, de terribles barrières,à jamais fermées ; elle était une petite sauvage ; entrenous qui étions une même chair, restait la différence radicale desraces, la divergence des notions premières de toutes choses ;si mes idées et mes conceptions étaient souvent impénétrables pourelle, les siennes aussi l’étaient pour moi ; mon enfance, mapatrie, ma famille et mon foyer, tout cela resterait toujours pourelle l’incompréhensible et l’inconnu. Je me souvenais de cettephrase qu’elle m’avait dite un jour : « J’ai peur que cene soit pas le même Dieu qui nous ait crées. » En effet, nousétions enfants de deux natures bien séparées et bien différentes,et l’union de nos âmes ne pouvait être que passagère, incomplète ettourmentée.

Pauvre petite Rarahu, bientôt, quand nousserons si loin l’un de l’autre, tu vas redevenir et rester unepetite fille maorie, ignorante et sauvage, tu mourras dans l’îlelointaine, seule et oubliée, – et Loti peut-être ne lesaura même pas…

A l’horizon une ligne à peine visiblecommençait à se dessiner du côté du large : c’était l’île deTahiti. Le ciel blanchissait à l’Orient ; les feuxs’éteignaient à terre, et les chants ne s’entendaient plus.

Je songeais que, à cette heureparticulièrement voluptueuse du matin, Rarahu était là, énervée parla danse, et livrée à elle-même. Et cette pensée me brûlait commeun fer rouge.

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