Le Mariage de Loti

XXII

LOTI A SA SOEUR ABRIGHTBURY

 

Papeete, 1872.

« Chère petite sœur,

« Me voilà sous le charme, mois aussi– sous le charme de ce pays qui ne ressemble à aucunautre. – Je crois que je le vois comme jadis le voyaitGeorges, à travers le même prisme enchanteur ; depuis deuxmois à peine j’ai mis le pied dans cette île, – et déjà jeme suis laissé captiver. – La déception des premiers joursest bien loin aujourd’hui, et je crois que c’est ici, comme disaitMignon, que je voudrais vivre, aimer et mourir…

« Six mois encore à passer dans ce pays,la décision est prise depuis hier par notre commandant, qui, luiaussi, se trouve mieux ici qu’ailleurs ; le Rendeerne partira pas avant octobre ; d’ici là je me serai faitentièrement à cette existence doucement énervante, d’ici là jeserai devenu plus d’à moitié indigène, et je crains qu’à l’heure dudépart il ne me faille terriblement souffrir…

« Je ne puis te dire tout ce quej’éprouve d’impressions étranges, en retrouvant à chaque pas messouvenirs de douze ans… Petit garçon, au foyer de famille, jesongeais à l’Océanie ; à travers le voile fantastique del’inconnu, je l’avais comprise et devinée telle que je la trouveaujourd’hui. – Tous ces sites étaient DÉJA VUS, tous cesnoms étaient connus, tous ces personnages sont bien ceux qui jadishantaient mes rêves d’enfant, si bien que par instants c’estaujourd’hui que je crois rêver…

« Cherche, dans les papiers que nous alaissés Georges, une photographie déjà effacée par le temps :une petite case au bord de la mer, bâtie aux pieds de cocotiersgigantesques, et enfouie sous la verdure… –C’était lasienne. – Elle est encore là à sa place…

« On me l’a indiquée, – maisc’était inutile, –tout seul je l’aurais reconnue…

« Depuis son départ, elle est restéevide ; le vent de la mer et les années l’ont disjointe etmeurtrie ; les broussailles l’ont recouvertes, la vanille l’atapissée, – mais elle a conservé le nom tahitien deGeorges, on l’appelle encore la case de Rouéri…

« La mémoire de Rouéri est restée enhonneur chez beaucoup d’indigènes, – chez la reinesurtout, par qui je suis aimé et accueilli en souvenir de lui.

« Tu avais les confidences de Georges,toi, ma sœur ; tu savais sans doute qu’une Tahitienne qu’ilavait aimée avait vécu près de lui pendant ses quatre annéesd’exil…

« Et moi qui n’étais alors qu’un petitenfant, je devinais tout seul ce que l’on ne me disait pas ;je savais même qu’elle lui écrivait, j’avais vu sur son bureautraîner des lettres, écrites dans une langue inconnue,qu’aujourd’hui je commence à parler et à comprendre.

« Son nom était Taïmaha. – Ellehabite près d’ici, dans une île voisine, et j’aimerais la voir.– J’ai souvent désiré rechercher sa trace – etpuis, au dernier moment j’hésite, un sentiment indéfinissable,comme un scrupule, m’arrête au moment de remuer cette cendre, et defouiller dans ce passé intime de mon frère, sur lequel la mort ajeté son voile sacré…

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