Le Mariage de Loti

IX

JOURS ENCORE PAISIBLES

 

Nos jours s’écoulaient très doucement, au pieddes énormes cocotiers qui ombrageaient notre demeure.

Se lever chaque matin, un peu après lesoleil ; franchir la barrière du jardin de la reine ; etlà, dans le ruisseau du palais, sous les mimosas, prendre un bainfort long, – qui avait un charme particulier, dans lafraîcheur de ces matinées si pures de Tahiti.

Ce bain se prolongeait d’ordinaire encauseries nonchalantes avec les filles de la cour, et nous menaitjusqu’à l’heure du repas de midi. –Le dîner de Rarahuétait toujours très frugal ; comme autrefois à Apiré, elle secontentait des fruits cuits de l’arbre-à-pain, et de quelquesgâteaux sucrés que les Chinois venaient chaque matin nousvendre.

Le sommeil occupait ensuite la plus grandepartie de nos journées. – Ceux-là qui ont habité sous lestropiques connaissent ce bien-être énervant du sommeil de midi.– Sous la véranda de notre demeure, nous tendions deshamacs d’aloès, et là nous passions de longues heures à rêver ou àdormir, au bruit assoupissant des cigales.

Dans l’après-midi, c’était généralement l’amieTéourahi que l’on voyait arriver, pour jouer aux cartes avecRarahu. – Rarahu, qui s’était fait initier aux mystères del’écarté, aimait passionnément, comme toutes les Tahitiennes, cejeu importé d’Europe ; et les deux jeunes femmes, assisesl’une devant l’autre sur une natte, passaient des heures,attentives et sérieuses, absolument captivées par les trente-deuxpetites figures peintes qui glissaient entre leurs doigts.

Nous avions aussi la pêche au corail sur lerécif. – Rarahu m’accompagnait souvent en pirogue dans cesexcursions, où nous fouillions l’eau tiède et bleue, à la recherchede madrépores rares ou de porcelaines. – Il y avaittoujours dans notre jardin inculte, sous les broussaillesd’orangers et de gardénias, des coquilles qui séchaient, des corauxqui blanchissaient au soleil, mêlant leur ramure compliquée auxherbes et aux pervenches roses…

C’était là cette vie exotique, tranquille etensoleillée, cette vie tahitienne telle que jadis l’avait menée monfrère Rouéri, telle que je l’avais entrevue et désirée, dans cesétranges rêves de mon enfance qui me ramenaient sans cesse vers ceslointains pays du soleil. – Le temps s’écoulait, et toutdoucement se tissaient autour de moi ces mille petits filsinextricables, faits de tous les charmes de l’Océanie, qui formentà la longue des réseaux dangereux, des voiles sur le passé, lapatrie et la famille, – et finissent par si bien vousenvelopper qu’on ne s’échappe plus…

… Rarahu chantait beaucoup toujours. Elle sefaisait différentes petites voix d’oiseau, tantôt stridentes,tantôt douces comme des voix de fauvettes, et qui montaientjusqu’aux plus extrêmes de la gamme. – Elle était restéeun des premiers sujets du chœur d’himéné d’Apiré…

De son enfance passée dans les bois, elleavait conservé le sentiment d’une poésie contemplative etrêveuse ; elle traduisait ses conceptions originales par deschants ; elle composait des himéné dont le sens vagueet sauvage resterait inintelligible pour des Européens auxquels onchercherait à les traduire. – Mais je trouvais à ceschants bizarres un singulier charme de tristesse, –surtout quand ils s’élevaient doucement dans le grand silence desmidis d’Océanie…

Quand venait le soir, Rarahu s’occupaitgénéralement de préparer ses couronnes de fleurs pour la nuit.– Mais rarement elle les composait elle-même ; il yavait certains Chinois en renom qui savaient en fabriquer de trèsextraordinaires ; avec des corolles et des feuilles de vraiesfleurs combinées ensemble, ils arrivaient à produire des fleursnouvelles et fantastiques, – vraies fleurs de potiches,empreintes d’une grâce artificielle et chinoise…

Les fleurs de gardénia blanc, à l’odeurambrée, étaient toujours employées à profusion dans ces grandescouronnes singulières, qui étaient le principal luxe de Rarahu.

Un autre objet de parure, plushabillé que la simple couronne de fleurs, était lacouronne de piia, faite d’une paille fine et blanche commela paille de riz, et tressée par les mains des Tahitiennes avec unedélicatesse et un art infinis. Sur la couronne de piia, se posaitle reva-reva (de reva-reva, flotter) quicomplétait cette coiffure des fêtes, et s’éployait comme un nuage,au moindre souffle du vent…

Les reva-reva sont de grosses touffes derubans transparents et impalpables, d’une nuance d’or vert, que lesTahitiennes retirent du cœur des cocotiers.

La nuit venue, quand Rarahu était parée, etque ses grands cheveux étaient dénoués, nous partions ensemble pourla promenade. Nous allions circuler avec la foule devant leséchoppes illuminées des marchands chinois, dans la grande rue dePapeete, ou bien faire cercle au clair de lune, autour desdanseuses de upa-upa.

De bonne heure nous rentrions au logis, etRarahu, qui se mêlait rarement aux plaisirs des autres jeunesfemmes, était réputée partout pour une petite fille très sage…

C’était encore pour nous deux une époque detranquille bonheur, et cependant ce n’étaient plus nos jours depaix profonde, d’insouciante gaîté des bois de Fataoua…

C’était quelque chose de plus troublé et deplus triste. –Je l’aimais davantage, parce qu’elle étaitseule au monde, parce que pour le peuple de Papeete elle était mafemme. – Les habitudes douces de la vie à deux nousunissaient plus étroitement chaque jour, et cependant cette vie quinous charmait n’avait point de lendemain possible, elle allait sedénouer bientôt par le départ et la séparation…

… Séparation des séparations, qui mettraitentre nous les continents et les mers, et l’épaisseur effroyable dumonde…

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