Le Mariage de Loti

XXXIV

… Je rentrai un matin à bord duRendeer, rapportant cette nouvelle à sensation que j’avaiscouché en compagnie de Tamatoa…

Tamatoa, fils aîné de la reine Pomaré, mari dela reine Moé de l’île Raîatéa, – père de la délicieusepetite malade, Pomaré V, – était un homme que l’on gardaitenfermé depuis quelques années entre quatre solides murailles, etqui était encore l’effroi légendaire du pays.

Dans son état normal, Tamatoa, disait-on,n’était pas plus méchant qu’un autre, – mais il buvait,– et, quand il avait bu, il voyait rouge, il luifallait du sang.

C’était un homme de trente ans, d’une tailleprodigieuse et d’une force herculéenne ; plusieurs hommesensemble étaient incapables de lui tenir tête quand il étaitdéchaîné ; il égorgeait sans motif, et les atrocités commisespar lui dépassaient toute imagination…

Pomaré adorait pourtant ce fils colossal.– Le bruit courait même dans le palais que depuis quelquetemps elle ouvrait la porte, et qu’on l’avait vu la nuit rôder dansles jardins. – Sa présence causait parmi les filles de la cour lamême terreur que celle d’une bête fauve, dont on saurait, la nuit,la cage mal fermée.

Il y avait chez Pomaré une salle consacrée auxétrangers, nuit et jour ouverte ; on y trouvait par terre desmatelas recouverts de nattes blanches et propres, qui servaient auxTahitiens de passage, aux chefs attardés des districts, etquelquefois à moi-même…

… Dans les jardins et dans les palais, tout lemonde était endormi quand j’entrai dans la salle de refuge.

Je n’y trouvai qu’un seul personnage assis,accoudé sur une table où brûlait une lampe d’huile de cocotier…C’était un inconnu, d’une taille et d’une envergure plusqu’humaines ; une seule de ses mains eût broyé un homme commedu verre. – Il avait d’épaisses mâchoires carrées decannibale ; sa tête énorme était dure et sauvage, ses yeux àdemi fermés avaient une expression de tristesse égarée…

– « La ora na,Loti ! » dit l’homme. (Je te salue, Loti !).

Je m’étais arrêté à la porte…

Alors commença en tahitien, entre l’inconnu etmoi, le dialogue suivant :

– … Comment sais-tu monnom ?

– Je sais que tu es Loti, le petitporte-aiguillettes de l’amiral à cheveux blancs. Je t’ai souvent vupasser près de moi la nuit. »Tu viens pour dormir ?…

– Et toi ? tu es un chef dequelque île ?…

– Oui, je suis un grand chef.– Couche-toi dans le coin là-bas ; tu y trouveras lameilleure natte…

Quand je fus étendu et roulé dans mon pareo jefermai les yeux, – juste assez pour observer l’étrangepersonnage qui s’était levé avec précaution et se dirigeait versmoi.

En même temps qu’il s’approchait, un légerbruit m’avait fait tourner la tête du côté opposé, du côté de laporte où la vieille reine venait d’apparaître ; elle marchaitcependant avec des précautions infinies, sur la pointe de ses piedsnus, mais les nattes criaient sous le poids de son gros corps.

… Quand l’homme fut près de moi, il prit unemoustiquaire de mousseline qu’il étendit avec soin au-dessus de matête, après quoi il plaça une feuille de bananier devant sa lampepour m’en cacher la lumière, et retourna s’asseoir, la tête appuyéesur ses deux mains.

Pomaré qui nous avait observés anxieusementtous deux, cachée dans l’embrasure sombre, sembla satisfaite de sonexamen et disparut…

La reine ne venait jamais dans ces quartiersde sa demeure, et son apparition, m’ayant confirmé dans cette idéeque mon compagnon était inquiétant, m’ôta toute envie dedormir.

Cependant l’inconnu ne bougeait plus ;son regard était redevenu vague et atone ; il avait oublié maprésence… On entendait dans le lointain, des femmes de la reine quichantaient à deux parties un himéné des îles Pomotous.– Et puis la grosse voix du vieil Ariifaité, le princeépoux, cria : « Mamou ! – (silence !)– Te hora a horou ma piti ! » (Silence ! Ilest minuit !)… Et le silence se fit comme parenchantement…

Une heure après, l’ombre de la vieille reineapparut encore dans l’embrasure de la porte. – La lampes’éteignait, et l’homme venait de s’endormir…

J’en fit autant bientôt, d’un sommeil légertoutefois, et quand, au petit jour, je me levai pour partir, je visqu’il n’avait pas changé de place ; sa tête seule s’étaitaffaissée, et reposait sur la table…

Je fis ma toilette au fond du jardin sous lesmimosas, dans un ruisseau d’eau fraîche ; – aprèsquoi j’allai sous la véranda saluer la reine et la remercier de sonhospitalité.

– « Haere mai, Loti, dit elle duplus loin qu’elle me vit, haere mai paraparaü ! » (Viensici, Loti, et causons un peu !) Eh bien ! t’a-t-il bienreçu ?…

– Oui, dis-je.

Et je vis sa vieille figure s’épanouir deplaisir quand je lui exprimai ma reconnaissance pour les soinsqu’il avait pris de moi…

– Sais-tu qui c’était, dit-ellemystérieusement, –oh ! ne le répète pas, mon petitLoti… c’était Tamatoa !…

Quelques jours plus tard, Tamatoa futofficiellement relâché, – à la condition qu’il nesortirait point du palais ; j’eus plusieurs fois l’occasion delui parler et de lui donner des poignées de main…

Cela dura jusqu’au moment où, s’étant évadé,il assassina une femme et deux enfants dans le jardin dumissionnaire protestant, et commit dans une même journée une séried’horreurs sanguinaires qui ne pourraient s’écrire, même enlatin…

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