Le Mariage de Loti

VII

Rarahu et moi, nous passâmes la soirée à errersans but dans les avenues de Papeete ou dans les jardins de lareine ; tantôt nous marchions au hasard dans les allées qui seprésentaient à nous ; tantôt nous nous étendions sur l’herbeodorante, dans les fouillis épais des plantes… Il est de ces heuresd’ivresse qui passent et qu’on se rappelle ensuite toute unevie ; – ivresses du cœur, ivresses des sens surlesquelles la nature d’Océanie jetait son charme indéfinissable, etson étrange prestige.

Et pourtant nous étions tristes, tous deux, aumilieu de ce bonheur de nous revoir ; tous deux nous sentionsque c’était la fin, que bientôt nos destinées seraient séparéespour jamais…

Rarahu avait changé ; dans l’obscurité,je la sentais plus frêle, et la petite toux si redoutée sortaitsouvent de sa poitrine. Le lendemain, au jour, je vis sa figureplus pâle et plus accentuée ; elle avait près de seizeans ; elle était toujours adorablement jeune et enfant ;seulement elle avait pris plus que jamais ce quelque chose qu’enEurope on est convenu d’appeler distinction, elle avaitdans sa petite physionomie sauvage une distinction fine et suprême.Il semblait que son visage eût pris ce charme ultra-terrestre deceux qui vont mourir…

Par une fantaisie bien inattendue, elles’était fait admettre au nombre des suivantes du palais ; elleavait précisément demandé d’être au service d’Ariitéa, à laquelleelle appartenait en ce moment, et qui s’était prise à beaucoupl’aimer. Dans ce milieu, elle avait puisé certaines notions de lavie des femmes européennes ; elle avait appris, surtout à monintention, l’anglais qu’elle commençait presque à savoir ;elle le parlait avec un petit accent singulier, enfantin etnaïf ; sa voix semblait plus douce encore dans ces motsinusités, dont elle ne pouvait pas prononcer les syllabesdures.

C’était bizarre d’entendre ces phrases de lalangue anglaise sortir de la bouche de Rarahu ; je l’écoutaisavec étonnement, il semblait que ce fût une autre femme…

Nous passâmes tous deux, en nous donnant lamain comme autrefois, dans la grande rue qui jadis était pleine demouvement et d’animation.

Mais, ce soir, plus de chants, plus decouronnes étalées sous les vérandas. Là même tout était désert. Jene sais quel vent de tristesse, depuis notre départ, avait soufflésur Tahiti…

C’était jour de réception chez le gouverneurfrançais ; nous nous approchâmes de sa demeure. Par lesfenêtres ouvertes, on plongeait dans les salons éclairés ; ily avait là tous mes camarades du Rendeer, et toutes lesfemmes de la cour ; la reine Pomaré, la reine Moé, et laprincesse Ariitéa. On se demanda plus d’une fois sans doute :« Où donc est Harry Grant ?… » Et Ariitéa putrépondre avec son sourire tranquille :

– Il est certainement avec Rarahu,qui est maintenant ma suivante pour rire, et qui l’attendait depuisle coucher du soleil devant le jardin de la reine.

Le fait est que Loti était avec Rarahu, et quepour l’instant le reste n’existait plus pour lui…

Une petite créature qu’on tenait sur lesgenoux dans le coin le plus tranquille du salon, m’avait seuleaperçu et reconnu ; sa voix d’enfant, déjà bien affaiblie etpresque mourante, cria :

– Ia ora na, Loti ! (Je tesalue, Loti !)

C’était la petite princesse Pomaré V, la filleadorée de la vieille reine.

J’embrassai par la fenêtre sa petite mainqu’elle me tendait, et l’incident passa inaperçu du public…

Nous continuâmes à errer tous deux ; nousn’avions plus de gîte où nous retirer ensemble ; Rarahu étaitinfluencée comme moi par la tristesse des choses, le silence et lanuit.

A minuit elle voulut rentrer au palais, pourfaire son service auprès de la reine et d’Ariitéa. Nous ouvrîmessans bruit la barrière du jardin et nous avançâmes avec précautionpour examiner les lieux. C’est qu’il fallait éviter les regards duvieil Ariifaité, le mari de la reine, qui rôde souvent le soir sousles vérandas de ses domaines.

Le palais s’élevait isolé, au fond du vasteenclos ; sa masse blanche se dessinait clairement à la faibleclarté des étoiles ; on n’entendait nulle part aucun bruit. Aumilieu de ce silence, le palais de Pomaré prenait ce même aspectqu’il avait autrefois, quand je le voyais dans mes rêves d’enfance.Tout était endormi à l’entour ; Rarahu, rassurée, monta par legrand perron, en me disant adieu.

Je descendis à la plage, prendre mon canotpour rentrer à bord ; tout ce pays me semblait ce soir-làd’une tristesse désolée.

Pourtant c’était une belle nuit tahitienne, etles étoiles australes resplendissaient…

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