Le Mariage de Loti

XXXII

Nous n’étions pas revenus là depuis le retourdu Rendeer à Tahiti. – En nous retrouvant dans cepetit recoin qui jadis était à nous, nous éprouvâmes une émotionvive, – et aussi une sensation délicieuse, qu’aucun autrelieu au monde n’eût été capable de nous causer.

Tout était bien resté tel qu’autrefois, danscet endroit où l’air avait toujours la fraîcheur de l’eaucourante ; nous connaissions là toutes les pierres, toutes lesbranches, – tout, jusqu’aux moindres mousses. –Rien n’avait changé ; c’étaient bien ces mêmes herbes et cettemême odeur, – mélangée de plantes aromatiques et degoyaves mûres.

Nous suspendîmes nos vêtements aux branches,– et puis nous nous assîmes dans l’eau, savourant leplaisir de nous retrouver encore, et pour la dernière fois, enpareo, au baisser du soleil, dans le ruisseau de Fataoua.

Cette eau, claire, délicieuse, arrivait del’Orœna par la grande cascade. – Le ruisseau courait surde grosses pierres luisantes, entre lesquelles sortaient les troncsfrêles des goyaviers. – Les branches de ces arbustes sepenchaient en voûte au-dessus de nos têtes, et dessinaient sur cemiroir légèrement agité les mille découpures de leur feuillage.– Les fruits mûrs tombaient dans l’eau ; le ruisseauen roulait ; son lit était semé de goyaves, d’oranges et decitrons.

Nous ne disions rien tous deux ;– assis près l’un de l’autre, nous devinions mutuellementnos pensées tristes, sans avoir besoin de troubler ce silence pournous les communiquer.

Les frêles poissons et les tout petits lézardsbleus se promenaient aussi tranquillement que s’il n’y eût eu làaucun être humain ; nous étions tellement immobiles, que lesvaros, si craintifs, sortaient des pierres et circulaientautour de nous.

Le soleil qui baissait déjà, – ledernier soleil de mon dernier soir d’Océanie, – éclairaitcertaines branches de lueurs chaudes et dorées ; j’admiraistoutes ces choses pour la dernière fois. Les sensitivescommençaient à replier pour la nuit leurs feuilles délicates ;– les mimosas légers, les goyaviers noirs, avaient déjàpris leurs teintes du soir, – et ce soir était le dernier,– et demain, au lever du soleil, j’allais partir pourtoujours… Tout ce pays et ma petite amie bien-aimée allaientdisparaître, comme s’évanouit le décor de l’acte qui vient definir…

Celui-là était un acte de féerie au milieu dema vie, – mais il était fini sans retour !… Finis lesrêves, les émotions douces, enivrantes, ou poignantes de tristesse,– tout était fini, était mort…

Et je regardai Rarahu dont je tenais la maindans les miennes… De grosses larmes coulaient sur ses joues ;des larmes silencieuses, qui tombaient pressées, comme d’un vasetrop plein…

– Loti, dit-elle, je suis à toi… jesuis ta petite femme, n’est-ce pas ?… N’aie pas peur, je croisen Dieu ; je prie, et je prierai… Va, tout ce que tu m’asdemandé, je le ferai… Demain je quitterai Papeete en même temps quetoi, et on ne m’y reverra plus… J’irai vivre avec Tiahoui, jen’aurai point d’autre époux, et, jusqu’à ce que je meure, jeprierai pour toi…

Alors les sanglots coupèrent les paroles deRarahu, qui passa ses deux bras autour de moi et appuya sa tête surmes genoux… Je pleurai aussi, mais des larmes douces ;– j’avais retrouvé ma petite amie, elle était brisée, elleétait sauvée. Je pouvais la quitter maintenant, puisque nosdestinées nous séparaient d’une manière irrévocable etfatale ; ce départ aurait moins d’amertume, moins d’angoissedéchirante ; je pouvais m’en aller au moins avec d’incertainesmais consolantes pensées de retour, –peut-être aussi avecde vagues espérances dans l’éternité !

——————————

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer