Le Mariage de Loti

XLVII

Un peu après le coucher du soleil, je devaisprendre le quart, et je montai sur la passerelle. Le grand air vif,la brise qui me fouettait le visage, me ramenèrent aux notionsprécises de la vie réelle, au sentiment complet du départ.

Celui que je remplaçais pour le service denuit, c’était John B…, mon cher frère John, dont l’affection douceet profonde était depuis longtemps mon grand recours dans lesdouleurs de la vie :

– Deux terres en vue, Harry, me ditJohn, en me rendant le quart ; elles sont là-basderrière nous ; et je n’ai pas besoin de te les nommer, tu lesconnais…

Deux silhouettes lointaines, deux nuages àpeine visibles à l’horizon : l’île de Tahiti, et l’île deMoorea…

John resta près de moi jusqu’à une heureavancée de la soirée ; je lui contai ma soirée de la veille,il savait seulement que j’avais fait la nuit une longue course, queje lui cachais quelque chose de triste et d’inattendu. J’avaisperdu l’habitude des larmes, mais depuis la veille j’avais besoinde pleurer ; dans l’obscurité du banc de quart, personne ne levit que mon frère John : auprès de lui je pleurai là comme unenfant.

La mer était grosse, et le vent nous poussaitrudement dans la nuit noire. C’était comme un réveil, un retour audur métier des marins, après une année d’un rêve énervant etdélicieux, dans l’île la plus voluptueuse de la terre…

…Deux silhouettes lointaines, deux nuages àpeine visibles à l’horizon : l’île de Tahiti et l’île deMoorea…

L’île de Tahiti, où Rarahu veille à cetteheure en pleurant dans ma case déserte, – dans ma chèrepetite case que battent la pluie et le vent de la nuit, –et l’île de Moorea qu’habite Taamari, l’enfant qui a « lefront et les yeux de mon frère… »

Cet enfant qui est le fils aîné de la famille,qui ressemble à mon frère Georges, quelque chose étrange !c’est un petit sauvage, il s’appelle Taamari ; le foyer de lapatrie lui sera toujours inconnu, et ma vieille mère ne le verrajamais. Pourtant cette pensée me cause une tristesse douce, presqueune impression consolante. Au moins, tout ce qui était Georgesn’est pas fini, n’est pas mort avec lui…

Moi aussi, qui serai bientôt peut-être fauchépar la mort dans quelque pays lointain, jeté dans le néant oul’éternité, moi aussi, j’aimerais revivre à Tahiti, revivre dans unenfant qui serait encore moi-même, qui serait mon sang mêlé à celuide Rarahu ; je trouverais une joie étrange dans l’existence dece lien suprême et mystérieux entre elle et moi, dans l’existenced’un enfant maori, qui serait nous deux fondus dans une mêmecréature…

Je ne croyais pas tant l’aimer, la pauvrepetite. Je lui suis attaché d’une manière irrésistible et pourtoujours ; c’est maintenant surtout que j’en ai conscience.Mon Dieu, que j’aimais ce pays d’Océanie ! J’ai deux patriesmaintenant, bien éloignées l’une de l’autre, il est vrai ;– mais je reviendrai dans celle-ci que je viens dequitter, et peut-être y finirai-je ma vie…

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