Le Mariage de Loti

XXVI

…Je ne puis exprimer l’effet étrange que meproduisait Rarahu lorsqu’elle me parlait anglais. Elle avaitconscience de cette impression, et n’employait ce langage quelorsqu’elle était sûre de ce qu’elle allait dire, et désirait quej’en fusse particulièrement frappé. Sa voix avait alors une douceurindéfinissable, un bizarre charme de pénétration et detristesse ; il y avait des mots, des phrases qu’elleprononçait bien ; – et alors il semblait que ce fûtune jeune fille de ma race et de mon sang ; il semblait quetout à coup cela nous rapprochât l’un de l’autre, d’une manièremystérieuse et inattendue…

Elle voyait maintenant qu’il ne fallait plussonger à me garder auprès d’elle, que ce projet d’autrefois étaitabandonné comme un rêve d’enfant, que tout cela était bienimpossible et bien fini pour jamais. Nos jours étaient comptés.– Tout au plus parlais-je de revenir, et encore, elle n’ycroyait pas. En mon absence, je ne sais ce qu’avait fait la pauvrepetite ; on ne lui avait pas connu d’amants européens, c’étaittout ce que j’avais désiré apprendre. – J’avais conservéau moins sur son imagination une sorte de prestige que laséparation ne m’avait pas enlevé, et qu’aucun autre que moi n’avaitpu avoir ; à mon retour, tout l’amour que peut donner unepetite fille passionnée de seize ans, elle me l’avait prodigué sansmesure, – et pourtant, je le voyais bien, en même tempsque nos derniers jours s’envolaient, Rarahu s’éloignait demoi ; elle souriait toujours de son même sourire tranquille,mais je sentais que son cœur se remplissait d’amertume, dedésenchantement, de sourde irritation, et de toutes les passionseffrénées des enfants sauvages.

Je l’aimais bien, mon Dieu,pourtant !

Quelle angoisse de la quitter, et de laquitter perdue…

– Oh ! ma chère petite amie, luidisais-je, ô ma bien-aimée, tu seras sage, après mon départ. Etmoi, je reviendrai si Dieu le permet. Tu crois en Dieu, toiaussi ; prie, au moins, – et nous nous reverronsencore dans l’éternité.

« Pars, toi aussi, lui disais-je àgenoux ; va, loin de cette ville de Papeete ; va vivreavec Tiahoui, ta petite amie, dans un district éloigné où neviennent pas les Européens ; – tu te marieras commeelle, tu auras une famille comme les femmes chrétiennes ; avecde petits enfants qui t’appartiendront et que tu garderas près detoi, tu seras heureuse…

Alors et toujours, ce même incompréhensiblesourire paraissait sur ses lèvres ; – elle baissaitla tête et ne répondait plus. – Et je comprenais bienqu’après mon départ elle serait une des petites filles les plusfolles, et les plus perdues de Papeete.

Quelle angoisse c’était, mon Dieu, quand,silencieuse et distraite, – à tout ce que je trouvais desuppliant et de passionné à lui dire, – elle souriait deson même sourire de sombre insouciance, de doute et d’ironie…

Y a-t-il une souffrance comparable àcelle-là : aimer, et sentir qu’on ne vous écoute plus ?– que ce cœur qui vous appartenait se ferme, quoi que vousfassiez ? – que le côté sombre et inexplicable de sanature reprend sur lui sa force et ses droits ?…

Et pourtant on aime de toute son âme cette âmequi vous échappe. Et puis, la mort est là qui attend ; elle vaprendre bientôt ce corps adoré, qui est la chair de votre chair. Lamort sans résurrection, sans espoir, – puisque celle-làmême qui va mourir ne croit plus à rien de ce qui sauve et faitrevivre…

Si cette âme était tout à fait mauvaise etperdue, on en ferait le sacrifice comme d’une chose impure… Mais,sentir qu’elle souffre, savoir qu’elle a été douce, aimante, etpure !… – C’est comme un voile de ténèbres quil’enveloppe, – une mort anticipée qui l’étreint et qui laglace. Peut-être ne serait-il pas impossible de la sauver encore,– mais il faut partir, s’en aller pour toujours,– et le temps passe et on ne peut rien !…

Alors ce sont des transports d’amour, d’amouret de larmes ; – on veut s’enivrer à la dernièreheure de tout ce qui va vous être enlevé sans retour, – etprendre encore, avant la fin qui va venir, tout ce qu’on peutarracher à la vie de joies délirantes et de sensationsfiévreuses…

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