Le Mariage de Loti

XXI

… Le premier soir où Rarahu vint se mêler auxjeunes femmes de Papeete, était un soir de grande fête.

La reine donnait un bal à l’état-major d’unefrégate, qui par hasard passait…

Dans le salon tout ouvert, étaient déjà rangésles fonctionnaires européens, les femmes de la cour, tout lepersonnel de la colonie, en habits de gala.

En dehors, dans les jardins, c’était un grandtumulte, une grande confusion. Toutes les suivantes, toutes lesjeunes femmes, en robe de fête et couronnées de fleurs,organisaient une immense upa-upa. Elles se préparaient àdanser jusqu’au jour, pieds nus et au son du tam-tam, – tandis quechez la reine, on allait danser au piano, en bottines de satin.

Et les officiers qui avaient déjà des amies audedans et au dehors, dans ces deux mondes de femmes, allaient del’un à l’autre sans détours, avec le singulier laisser-allerqu’autorisent les mœurs tahitiennes…

La curiosité, la jalousie surtout avaientpoussé Rarahu à cette sorte d’escapade, depuis longtempspréméditée. – La jalousie, passion peu commune en Océanie,avait sourdement miné son petit cœur sauvage.

Quand elle s’endormait seule au milieu de cebois, couchée en même temps que le soleil dans la case de ses vieuxparents, elle se demandait ce que pouvaient bien être ces soiréesde Papeete que Loti son ami passait avec Faïmana ou Téria,suivantes de la reine… Et puis il y avait cette princesse Ariitéa,dans laquelle, avec son instinct de femme, elle avait deviné unerivale…

– « Ia ora na,Loti ! » (Je te salue, Loti !) dit tout à coupderrière moi une petite voix bien connue, qui semblait encore tropjeune et trop fraîche pour être mêlée au tumulte de cette fête.

Et je répondis, étonné :

– « Ia ora na,Rarahu ! » (Je te salue, Rarahu !)

C’était bien elle, pourtant, la petite Rarahu,en robe blanche, et donnant la main à Tiahoui. C’étaient bien ellesdeux, – qui semblaient intimidées de se trouver dans cemilieu inusité, où tant de jeunes femmes les regardaient. Ellesm’abordaient avec de petites mines, demi-souriantes, demi-pincées,– et il était aisé de voir que l’orage était dansl’air.

– Ne veux-tu pas te promener avecnous, Loti ? Ici ne nous connais-tu pas ? Et nesommes-nous pas autant que les autres bien habillées etjolies ?

Elles savaient bien qu’elles l’étaient plusque les autres, au contraire, – et, sans cette conviction,probablement elles n’eussent point tenté l’aventure.

– Allons plus près, dit Rarahu ;je veux voir ce qu’elles font dans la maison de lareine.

Et tous trois, nous tenant par la main, aumilieu des tuniques de mousseline et des couronnes de fleurs, nousnous approchâmes des fenêtres ouvertes, – pour regarderensemble cette chose singulière à plus d’un titre : uneréception chez la reine Pomaré.

– Loti, demanda d’abord Tiahoui,– celles-ci, que font-elles ?… Elle montrait de lamain un groupe de femmes légèrement bistrées, et parées de longuestuniques éclatantes, qui étaient assises avec des officiers autourd’une table couverte d’un tapis vert. Elles remuaient des piècesd’or et de nombreux petits carrés de carton peint, qu’ellesfaisaient glisser rapidement dans leurs doigts, tandis que leursyeux noirs conservaient leur impassible expression de câlinerie etde nonchalance exotique.

Tiahoui ignorait absolument les secrets dupoker et du baccara ; elle ne saisit qued’une manière imparfaite les explications que je pus lui endonner.

Quand les premières notes du pianocommencèrent à résonner dans l’atmosphère chaude et sonore, lesilence se fit et Rarahu écouta en extase… Jamais rien de semblablen’avait frappé son oreille ; la surprise et le ravissementdilataient ses yeux étranges. Le tam-tam aussi s’était tu, etderrière nous les groupes se serraient sans bruit : –on n’entendait plus que le frôlement des étoffes légères,

– le vol des grandes phalènes, quivenaient effleurer de leurs ailes la flamme des bougies, –et le bruissement lointain du Pacifique.

Alors parut Ariitéa, appuyée au bras d’uncommandant anglais, et s’apprêtant à valser.

– Elle est très belle, Loti, dit toutbas Rarahu.

– Très belle, Rarahu,répondis-je…

– Et tu vas aller à cette fête ;et ton tour viendra de danser aussi avec elle en la tenant dans tesbras, tandis que Rarahu rentrera toute seule avec Tiahoui,tristement se coucher à Apiré ! En vérité non, Loti, tu n’iraspas, dit-elle en s’exaltant tout à coup. Je suis venue pour techercher…

– Tu verras, Rarahu, comme le pianorésonnera bien sous mes doigts ; tu m’écouteras jouer etjamais musique si douce n’aura frappé ton oreille. Tu partirasensuite parce que la nuit s’avance. Demain viendra vite, et demainnous serons ensemble…

– Mon Dieu, non, Loti, tu n’iras pas,répéta-t-elle encore, de sa voix d’enfant que la fureur faisaittrembler…

Puis, avec une prestesse de jeune chattenerveuse et courroucée, elle arracha mes aiguillettes d’or, froissamon col, et déchira du haut en bas le plastron irréprochable de machemise britannique…

En effet, je ne pouvais plus, ainsi maltraité,me présenter au bal de la reine ; – force me fut defaire contre fortune bon cœur, et, en riant, de suivre Rarahu, dansles bois du district d’Apiré…

Mais, quand nous fûmes seuls dans la campagne,loin du bruit de la fête, au milieu des bois et de l’obscurité,autour de moi je trouvai tout absurde et maussade, le calme de lanuit, le ciel brillant d’étoiles inconnues, le parfum des plantestahitiennes, tout, jusqu’à la voix de l’enfant délicieuse quimarchait à mon côté… Je songeais à Ariitéa, en longue tunique desatin bleu, valsant là-bas chez la reine, et un ardent désirm’attirait vers elle ; – Rarahu avait ce soir-là faitfausse route, en m’entraînant dans la solitude.

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