Le Mariage de Loti

XLIX

Tahaapaïru, le père adoptif de Rarahu,exerçait une industrie tellement originale que dans notre Europe,si féconde en inventions de tous genres, on n’a certes encore rienimaginé de semblable.

Il était fort vieux, ce qui en Océanie n’estpas chose commune ; de plus il avait de la barbe et de labarbe blanche, objet des plus rares là-bas. Aux îles Marquises labarbe blanche est une denrée presque introuvable qui sert àfabriquer des ornements précieux pour la coiffure et les oreillesde certains chefs, – et quelques vieillards y sontsoigneusement entretenus et conservés pour l’exploitation en coupesréglées de cette partie de leur personne.

Deux fois par an, le vieux Tahaapaïru coupaitla sienne, et l’expédiait à Hivaoa, la plus barbare des îlesMarquises, où elle se vendait au prix de l’or.

L

… Rarahu examinait avec beaucoup d’attentionet de terreur une tête de mort que je tenais sur mes genoux.

Nous étions assis tout en haut d’un tumulus decorail, au pied des grands bois de fer. C’était le soir, dans ledistrict perdu de Papenoo ; le soleil plongeait lentement dansle grand Océan vert, au milieu d’un étonnant silence de lanature.

Ce soir-là, je regardais Rarahu avec plus detendresse ; c’était la veille d’un départ ; leRendeer allait s’éloigner pour un temps, et visiter aunord l’archipel des Marquises.

Rarahu, sérieuse et recueillie, était plongéedans une de ses rêveries d’enfant que je ne savais jamaisqu’imparfaitement pénétrer. Un moment elle avait été illuminée delumière dorée, et puis, le radieux soleil s’étant abîmé dans lamer, elle se profilait maintenant en silhouette svelte et gracieusesur le ciel du couchant…

Rarahu n’avait jamais regardé d’aussi près cetobjet lugubre qui était posé là sur mes genoux et qui, pour ellecomme pour tous les Polynésiens, était un horrible épouvantail.

On voyait que cette chose sinistre éveillaitdans son esprit inculte une foule d’idées nouvelles, –sans qu’elle pût leur donner une forme précise…

Cette tête devait être fort ancienne ;elle était presque fossile, – et teinte de cette nuancerouge que la terre de ce pays donne aux pierres et aux ossements…La mort a perdu de son horreur quand elle remonte aussi loin…

– Riaria ! disait Rarahu…Riaria, mot tahitien qui ne se traduit qu’imparfaitement par le motépouvantable, – parce qu’il désigne là-bas cetteterreur particulièrement sombre qui vient des spectres ou desmorts…

– Qu’est-ce qui peut tant t’effrayerdans ce pauvre crâne ? demandai-je à Rarahu…

Elle répondit en montrant du doigt la boucheédentée :

– C’est son rire, Loti ; c’estson rire de Toupapahou…

… Il était une heure très avancée de la nuitquand nous fûmes de retour à Apiré, et Rarahu avait éprouvé tout lelong du chemin des frayeurs très grandes… Dans ce pays où l’on n’aabsolument rien à redouter, ni des plantes, ni des bêtes, ni dehommes ; où l’on peut n’importe où s’endormir en plein air,seul et sans une arme, les indigènes ont peur de la nuit, ettremblent devant les fantômes…

Dans les lieux découverts, sur les plages,cela allait encore ; Rarahu tenait ma main serrée dans lasienne, et chantait des himéné pour se donner ducourage…

Mais il y eut un certain grand bois decocotiers qui fut très pénible à traverser…

Rarahu y marchait devant moi, en me donnantles deux mains par derrière, – procédé peu commode pouraller vite, – elle se sentait plus protégée ainsi, et plussûre de n’être point traîtreusement saisie aux cheveux par la têtede mort couleur brique…

Il faisait une complète obscurité dans cebois, et on y sentait une bonne odeur répandue par les plantestahitiennes. Le sol était jonché de grandes palmes desséchées quicraquaient sous nos pas. On entendait en l’air ce bruit particulieraux bois de cocotiers, le son métallique des feuilles qui sefroissent ; on entendait derrière les arbres des rires deToupapahous ; et à terre, c’était un grouillement repoussantet horrible : la fuite précipitée de toute une population decrabes bleus, qui à notre approche se hâtaient de rentrer dansleurs demeures souterraines…

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