Le Mariage de Loti

VI

Nous nous étions embrassés longuement, en nousserrant dans nos bras enlacés, et puis nous nous étions assis tousdeux sur la mousse humide, près de la case où dormait ce cadavre.Elle ne songeait plus à avoir peur, et nous causions tout bas,comme dans le voisinage des morts.

Rarahu était seule au monde, bien seule. Elleavait décidé de quitter le lendemain le toit de pandanus où sesvieux parents venaient de mourir.

– Loti, disait-elle, si bas que sapetite voix douce était comme un souffle à mon oreille, Loti,veux-tu que nous habitions ensemble une case dans Papeete ?Nous vivrons comme vivaient ton frère Rouéri et Taïmaha, commevivent plusieurs autres qui se trouvent très heureux, et auxquelsla reine ni le gouverneur ne trouvent rien à redire. Je n’ai plusque toi au monde et tu ne peux pas m’abandonner… Tu sais même qu’ily a des hommes de ton pays qui se sont trouvés si bien de cetteexistence, qu’ils se sont faits Tahitiens pour ne plus partir…

Je savais cela fort bien ; j’avaisparfaitement conscience de ce charme tout-puissant de volupté et denonchalance ; et c’est pour cela que je le redoutais unpeu…

Cependant, une à une, les femmes de la veilléefunèbre étaient sorties sans bruit et s’en étaient allées par lesentier d’Apiré. Il se faisait fort tard…

– Maintenant, rentrons, dit-elle…

Les longs pieds nus se voyaient dudehors ; nous passâmes devant, tous deux, avec un même frissonde frayeur. Il n’y avait plus auprès du mort qu’une vieille femmeaccroupie, une parente, qui causait à demi-voix avec elle-même.Elle me souhaita le bonsoir à voix basse et me dit :

– « A parahi oé ! »(Assieds-toi !)

Alors je regardai ce vieillard, sur lequeltremblait la lueur indécise d’une lampe indigène. – Sesyeux et sa bouche étaient à demi ouverts ; sa barbe blancheavait dû pousser depuis la mort, on eût dit un lichen sur de lapierre brune ; ses longs bras tatoués de bleu, qui avaientdepuis longtemps la rigidité de la momie, étaient tendus droits dechaque côté de son corps ; – ce qui surtout étaitsaillant dans cette tête morte, c’étaient les traitscaractéristiques de la race polynésienne, l’étrangeté maorie.– Tout le personnage était le type idéal duToupapahou…

Rarahu ayant suivi mon regard, ses yeuxtombèrent sur le mort ; elle frissonna et détourna la tête.– La pauvre petite se raidissait contre la terreur ;elle voulait rester quand même auprès de celui qui avait entouré dequelques soins son enfance. – Elle avait sincèrementpleuré la vieille Huamahine, mais ce vieillard glacé n’avait guèrefait pour elle que la laisser croître ; elle ne luiétait attachée que par un sentiment de respect et de devoir ;son corps effrayant qui était là ne lui inspirait plus qu’uneimmense horreur…

… La vieille parente de Tahaapaïru s’étaitendormie. – La pluie tombait, torrentielle, sur lesarbres, sur le chaume du toit, avec des bruits singuliers, desfracas de branches, des craquements lugubres. – LesToupapahous étaient là dans le bois, se pressant autour de nous,pour regarder par toutes les fentes de la muraille ce nouveaupersonnage, qui depuis le matin était des leurs. On s’attendait àtoute minute à voir entre les barreaux passer leurs mainsblêmes…

– Reste, ô mon Loti, disait Rarahu…Si tu partais, demain je serais morte de frayeur…

… Et je restai toute la nuit auprès d’elle,tenant sa main dans les miennes ; je restai auprès d’ellejusqu’au moment où les premières lueurs du jour se mirent à filtrerà travers les barreaux de sa demeure. – Elle avait finipar s’endormir, sa petite tête délicieuse, amaigrie et triste,appuyée sur mon épaule. – Je l’étendis tout doucement surdes nattes, et m’en allai sans bruit…

Je savais que le matin les Toupapahouss’évanouissent, et qu’à cette heure je pouvais sans danger laquitter…

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