Le Mariage de Loti

XLI

Nous nous dirigions tous deux, à cette heuredéjà avancée de la nuit, vers le district de Faaa, où Taïmahaallait me montrer son plus jeune fils Atario.

Avec une condescendance légèrement railleuse,elle s’était prêtée à cette fantaisie de ma part, fantaisie qu’avecses idées tahitiennes elle s’expliquait à peine.

Dans ce pays où la misère est inconnue et letravail inutile, où chacun a sa place au soleil et à l’ombre, saplace dans l’eau et sa nourriture dans les bois, – lesenfants croissent comme les plantes, libres et sans culture, là oùle caprice de leurs parents les a placés. La famille n’a pas cettecohésion que lui donne en Europe, à défaut d’autre cause, le besoinde lutter pour vivre.

Atario, l’enfant né depuis le départ deRouéri, habitait le district de Faaa ; par suite de cet usagegénéral d’adoption, il avait été confié aux soins de fetii(de parents) éloignés de sa mère…

Et Tamaari, le fils aîné, celui qui,disait-elle, avait le front et les grands yeux de Rouéri (terae, te mata rahi), habitait avec la vieille mère de Taïmaha,dans cette île de Moorea qui découpait là-bas à notre horizon sasilhouette lointaine.

A mi-chemin de Faaa, nous vîmes briller un feudans un bois de cocotiers. Taïmaha me prit par la main, et m’emmenasous bois dans cette direction, par un sentier connu d’elle.

Quand nous eûmes marché quelques minutes dansl’obscurité, sous la voûte des grandes palmes mouillées de pluie,nous trouvâmes un abri de chaume, où deux vieilles femmes étaientaccroupies devant un feu de branches. Sur quelques motsinintelligibles prononcés par Taïmaha, les deux vieilles sedressèrent sur leurs pieds pour mieux me regarder, et Taïmahaelle-même, approchant de mon visage un brandon enflammé, se mit àm’examiner avec une extrême attention. C’était la première fois quenous nous voyions tous deux en pleine lumière.

Quand elle eut terminé son examen, elle sourittristement. Sans doute elle avait retrouvé en moi les traits déjàconnus de Rouéri, – les ressemblances des frères sontfrappantes pour les étrangers, – même lorsqu’elles sontvagues et incomplètes.

Moi, j’avais admiré ses grands yeux, son beauprofil régulier, et ses dents brillantes, rendues plus blanchesencore par la nuance de cuivre de son teint…

Nous continuâmes notre route en silence, etbientôt nous aperçûmes les cases d’un district, mêlées aux massesnoires des arbres.

– Tera Faaa ! (voici Faaa),dit-elle avec un sourire…

Taïmaha me conduisit à la porte d’une case enbourao enfouie sous des arbres-pain, des manguiers et destamaris.

Tout le monde semblait profondément endormi àl’intérieur, et, à travers les claies de la muraille, elle appeladoucement pour se faire ouvrir.

Une lampe s’alluma et un vieillard au torse nuapparut sur la porte en nous faisant signe d’entrer.

La case était grande ; c’était une sortede dortoir où étaient couchés des vieillards. La lampe indigène, àl’huile de cocotier, ne jetait qu’un filet de lumière dans celogis, et dessinait à peine toutes ces formes humaines surlesquelles passait le vent de la mer.

Taïmaha se dirigea vers un lit de nattes, oùelle prit un enfant qu’elle m’apporta…

– … Mais non ! dit-elle, quandelle fut près de la lampe, je me trompe, ce n’est paslui !…

Elle le recoucha sur sa couchette, et elle semit à examiner d’autres lits où elle ne trouva point l’enfantqu’elle cherchait. Elle promenait au bout d’une longue tige salampe fumeuse, et n’éclairait que de vieilles femmes peaux-rougesimmobiles et rigides, roulées dans des pareo d’un bleusombre à grandes raies blanches ; on les eût prises pour desmomies roulées dans des draps mortuaires…

Un éclair d’inquiétude passa dans les yeuxveloutés de Taïmaha :

– Vieille Huahara, dit-elle, où doncest mon fils Atario ?…

La vieille Huahara se souleva sur son coudedécharné, et fixa sur nous son regard effaré par leréveil :

– Ton fils n’est plus avec nous,Taïmaha, dit-elle ; il a été adopté par ma sœur Tiatiara-honui(Araignée), qui habite à cinq cents pas d’ici, au bout dubois de cocotiers…

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