Le Mariage de Loti

XIX

Dans l’île de Tahiti, la vie est localisée aubord de la mer, les villages sont tous disséminés le long desplages, et le centre est désert.

Les zones intérieures sont inhabitées etcouvertes de forêts profondes. Ce sont des régions sauvages,coupées par des remparts d’inaccessibles montagnes et où règne unéternel silence. Dans les vallées étrangement encaissées du centre,la nature est sombre et imposante ; de grands mornessurplombent les forêts, et des pics aigus se dressent dansl’air ; on est là comme au pied de cathédrales fantastiques,dont les flèches accrochent les nuages au passage ; tous lespetits nuages errants que le vent alizé promène sur la grande mersont arrêtés au vol ; ils viennent s’amonceler contre lesparois de basalte, pour redescendre en rosée, ou retomber enruisseaux et en cascades. Les pluies, les brumes épaisses et tièdesentretiennent dans les gorges une verdure d’une inaltérablefraîcheur, des mousses inconnues et d’étonnantes fougères.

En sens inverse des cascades du bois deBoulogne et de Hyde-Park, la cascade de Fataoua tombe là-bas, endessous du vieux monde, troublant de son grand bruit monotone cettenature si profondément calme et silencieuse.

A environ mille mètres plus haut que la caseabandonnée de Huamahine et Tahaapaïru, en remontant le cours duruisseau, dans les bois et les rochers, on arrive à cette cascadecélèbre en Océanie, que Tiahoui et Rarahu m’avaient autrefoissouvent fait visiter.

Nous n’y étions pas revenus depuis notreinstallation à Papeete, et nous y fîmes, en septembre, uneexcursion qui marqua dans nos souvenirs.

En passant, Rarahu voulut revoir d’abord lacase de ses vieux parents morts ; elle entra, en me tenant parla main, sous le chaume déjà effondré de son ancienne demeure etregarda en silence les objets familiers que le temps et les hommesavaient encore laissés à leur place. Rien n’avait été dérangé danscette case ouverte, depuis le jour où en était parti le corps deTahaapaïru. Les coffres de bois étaient encore là, avec lesbanquettes grossières, les nattes et la lampe indigène pendue aumur ; Rarahu n’avait emporté avec elle que la grosse Bible desdeux vieillards.

Nous continuâmes notre route, nous enfonçantdans la vallée par des sentiers touffus et ombreux, vrais sentiersde forêt vierge encaissés dans les rochers.

Au bout d’une heure de marche, nous entendîmesprès de nous le bruit sourd et puissant de la chute. Nous arrivionsau fond de la gorge obscure où le ruisseau de Fataoua, comme unegrande gerbe argentée, se précipite de trois cents mètres de hautdans le vide.

Au fond de ce gouffre, c’était un vraienchantement :

Des végétations extravagantes s’enchevêtraientà l’ombre, ruisselantes, trempées par un déluge perpétuel ; lelong des parois verticales et noires, s’accrochaient des lianes,des fougères arborescentes, des mousses et des capillairesexquises. L’eau de la cascade, émiettée, pulvérisée par sa chute,arrivait en pluie torrentielle, en masse échevelée et furieuse.

Elle se réunissait ensuite en bouillonnantdans les bassins de roc vif, qu’elle avait mis des siècles àcreuser et à polir ; et puis se reformait en ruisseau, etcontinuait son chemin sous la verdure.

Une fine poussière d’eau était répandue commeun voile sur toute cette nature ; tout en haut apparaissaientle ciel, comme entrevu du fond d’un puits, et la tête des grandsmornes à moitié perdus dans des nuages sombres.

Ce qui frappait surtout Rarahu, c’était cetteagitation éternelle, au milieu de cette solitude tranquille :un grand bruit, et rien de vivant ; – rien que lamatière inerte suivant depuis des âges incalculables l’impulsiondonnée au commencement du monde.

Nous prîmes à gauche par des sentiers dechèvre qui montaient en serpentant sur la montagne.

Nous marchions sous une épaisse voûte defeuillage ; des arbres séculaires dressaient autour de nousleurs troncs humides, verdâtres, polis comme d’énormes piliers demarbre. – Les lianes s’enroulaient partout, et lesfougères arborescentes étendaient leurs larges parasols, découpéscomme de fines dentelles. En montant encore, nous trouvâmes desbuissons de rosiers, des fouillis de rosiers en fleurs. –Les roses du Bengale de toutes les nuances s’épanouissaient là-hautavec une singulière profusion, et, à terre dans la mousse,c’étaient des tapis odorants de petites fraises des bois ;– on eût dit des jardins enchantés.

Rarahu n’était jamais allée si loin ;elle éprouvait une terreur vague en s’enfonçant dans ces bois. Lesparesseuses Tahitiennes ne s’aventurent guère dans l’intérieur deleur île, qui leur est aussi inconnu que les contrées les pluslointaines ; c’est à peine si les hommes visitent quelquefoisces solitudes, pour y cueillir des bananes sauvages, ou y couperdes bois précieux.

C’était si beau cependant qu’elle étaitravie.

– Elle s’était fait une couronne deroses, et déchirait gaîment sa robe à toutes les branches duchemin.

Ce qui nous charmait le plus tout le long denotre route, c’étaient ces fougères toujours, qui étalaient leursimmenses feuilles avec un luxe de découpure et une fraîcheur denuances incomparables.

Et nous continuâmes tout le jour à monter,vers des régions solitaires que ne traversait plus aucun sentierhumain ; devant nous s’ouvraient de temps à autre des valléesprofondes, des déchirures noires et tourmentées ; l’airdevenait de plus en plus vif, et nous rencontrions de gros nuages,aux contours nets et accusés, qui semblaient dormir appuyés contreles mornes, les unes au-dessus de nos têtes, les autres sous nospieds.

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