Le Mariage de Loti

XXXII

JOURNAL DE LOTI

 

… Les heures, les jours, les mois,s’envolaient dans ce pays autrement qu’ailleurs ; le tempss’écoulait sans laisser de traces, dans la monotonie d’un éternelété. – Il semblait qu’on fût dans une atmosphère de calme etd’immobilité, où les agitations du monde n’existaient plus…

Oh ! les heures délicieuses, oh !les heures d’été, douces et tièdes, que nous passions là, chaquejour, au bord du ruisseau de Fataoua, dans ce coin de bois, ombreuxet ignoré, qui fut le nid de Rarahu, et le nid de Tiahoui. – Leruisseau courait doucement sur les pierres polies, entraînant despeuplades de poissons microscopiques et de mouches d’eau.– Le sol était tapissé de fines graminées, de petitesplantes délicate, d’où sortait une senteur pareille à celle de nosfoins d’Europe pendant le beau mois de juin, senteur exquise,rendue par ce seul mot tahitien : « poumiriraïra »,qui signifie : une suave odeur d’herbes. L’air étaittout chargé d’exhalaisons tropicales, où dominait le parfum desoranges surchauffées dans les branches par le soleil du midi.– Rien ne troublait le silence accablant de ces midisd’Océanie. De petits lézards, bleus comme des turquoises, querassurait notre immobilité, circulaient autour de nous, encompagnie des papillons noirs marqués de grands yeux violets. Onn’entendait que de légers bruits d’eau, des chants discretsd’insectes, ou de temps en temps la chute d’une goyave trop mûre,qui s’écrasait sur la terre avec un parfum de framboise…

… Et quand la journée s’avançait, quand lesoleil plus bas jetait sur les branches des arbres des lueurs plusdorées, Rarahu s’en retournait avec moi à sa case isolée dans lesbois. – Les deux vieillards ses parents, fixes et graves,étaient là toujours, accroupis devant leur hutte de pandanus, etnous regardant venir. – Une sorte de sourire mystique, uneexpression d’insouciante bienveillance éclairait un instant leursfigures éteintes :

– Nous te saluons, Loti !Disaient-ils d’un voix gutturale ; – ou bien :« Nous te saluons, Mata reva ! »

Et puis c’était tout ; il fallait seretirer, laissant entre eux deux ma petite amie, qui me suivait desyeux en souriant et qui semblait une personnification fraîche de lajeunesse à côté de ces deux sombres momies polynésiennes…

C’était l’heure du repas du soir. Le vieuxTahaapaïru étendait ses longs bras tatoués jusqu’à une pile de boismort ; il y prenait deux morceaux de bourao desséché,et les frottait l’un contre l’autre pour en obtenir du feu,– Vieux procédé de sauvage. Rarahu recevait la flamme desmains du vieillard ; elle allumait une gerbe de branches, etfaisait cuire dans la terre deux maiorés, fruits del’arbre-à-pain, qui composaient le repas de la famille…

C’était l’heure aussi où la bande desbaigneuses du ruisseau de Fatoua rejoignait Papeete, Tétouara entête, – et j’avais pour m’en revenir toujours compagniejoyeuse.

– Loti, disait Tétouara, n’oublie pasqu’on t’attend à la nuit dans le jardin de la reine ; Téria etFaïmana te font dire qu’elles comptent sur toi pour les conduireprendre du thé chez les Chinois, –et moi aussi, j’enserais très volontiers si tu veux…

Nous nous en revenions en chantant, par unchemin d’où la vue dominait le grand Océan bleu, éclairé desdernières lueurs du soleil couchant.

La nuit descendait sur Tahiti, transparente,étoilée. Rarahu s’endormait dans ses bois ; les grillonsentonnaient sous l’herbe leur concert du soir, les phalènesprenaient leur vol sous les grands arbres, – et lessuivantes commençaient à errer dans les jardins de la reine…

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