Le Mariage de Loti

XVI

Vérifier l’époque de la naissance de Taamariétait chose difficile, – et j’interrogeai inutilement lesfemmes. Là-bas où les saisons passent inaperçues, dans un éternelété, la notion des dates est incomplète, – et les annéesse comptent à peine.

– Cependant, dit Hapoto, on avaitremis au chef des écrits qui étaient comme les actes de naissancede tous les enfants de la famille, – et ces papiersétaient conservés dans le farehau du district.

Une jeune fille, à ma prière, partit pour leschercher, au village de Tehapeu, en demandant deux heures pouraller et revenir.

Ce site où nous étions avait quelque chose demagnifique et de terrible ; rien dans les pays d’Europe nepeut faire concevoir l’idée de ces paysages de la Polynésie ;ces splendeurs et cette tristesse ont été créées pour d’autresimaginations que les nôtres.

Derrière nous, les grands pics s’élançaientdans le ciel clair et profond. Dans toute l’étendue de cette baie,déployée en cercle immense, les cocotiers s’agitaient sur leursgrandes tiges ; la puissante lumière tropicale étincelaitpartout. – Le vent du large soufflait avec violence, lesfeuilles mortes voltigeaient en tourbillons ; la mer et lecorail faisaient grand bruit…

J’examinai ces gens qui m’entouraient ;ils me semblaient différents de ceux de Tahiti ; leurs figuresgraves avaient une expression plus sauvage.

L’esprit s’endort avec l’habitude desvoyages ; on se fait à tout, – aux sites exotiquesles plus singuliers, comme aux visages les plus extra-ordinaires. Acertaines heures pourtant, quand l’esprit s’éveille et se retrouvelui-même, on est frappé tout à coup de l’étrangeté de ce qui vousentoure.

Je regardais ces indigènes comme des inconnus,– pénétré pour la première fois des différences radicalesde nos races, de nos idées et de nos impressions ; bien que jefusse vêtu comme eux, et que je comprisse leur langage, j’étaisisolé au milieu d’eux tous, autant que dans l’île du monde la plusdéserte.

Je sentais lourdement l’effroyable distancequi me séparait de ce petit coin de la terre qui est le mien,l’immensité de la mer, et ma profonde solitude…

Je regardai Taamari et l’appelai près demoi : il appuya familièrement sur mes genoux sa petite têtebrune. Et je pensai à mon frère Georges qui dormait à cette heure,du sommeil éternel, couché dans les profondeurs de la mer, là-bas,sur la côte lointaine du Bengale. – Cet enfant était sonfils, et une famille issue de notre sang se perpétuerait dans cesîles perdues…

– Loti, dit en se levant la vieilleHapoto, viens te reposer dans ma case, qui est à cinq cents pasd’ici sur l’autre plage. Tu y trouveras de quoi manger etdormir ; tu y verras mon fils Téharo, et vous conviendrezensemble des moyens de retourner à Tahiti, avec cet enfant que tuveux emmener.

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