Le Mariage de Loti

XXIV

Tahiti la délicieuse, cette reinepolynésienne, cette île d’Europe au milieu de l’Océan sauvage, – laperle et le diamant du cinquième monde.

(Dumont D’Urville.)

La scène se passait chez la reine Pomaré, ennovembre 1872.

La cour, qui est le plus souvent pieds nus,étendue sur l’herbe fraîche ou sur les nattes de pandanus, était enfête ce soir-là, et en habits de luxe.

J’étais assis au piano, et la partition del’Africaine était ouverte devant moi. Ce piano, arrivé lematin, était une innovation à la cour de Tahiti ; c’était uninstrument de prix qui avait des sons doux et profonds, –comme des sons d’orgue ou de cloches lointaines, – et lamusique de Meyerbeer allait pour la première fois être entenduechez Pomaré.

Debout près de moi, il y avait mon camaradeRandle, qui laissa plus tard le métier de marin pour celui depremier ténor dans les théâtres d’Amérique, et eut un instant decélébrité sous le nom de Randetti, jusqu’au moment où, s’étant misà boire, il mourut dans la misère.

Il était alors dans toute la plénitude de savoix et de son talent, et je n’ai entendu nulle part de voixd’homme plus vibrante et plus délicieuse. Nous avons charmé à nousdeux bien des oreilles tahitiennes, dans ce pays où la musique estsi merveilleusement comprise par tous, même par les plussauvages.

Au fond du salon – sous un portraiten pied d’elle-même, où un artiste de talent l’a peinte il y aquelque trente ans, belle et poétisée – était assise lavieille reine, sur son trône doré, capitonné de brocart rouge. Elletenait dans ses bras sa petite fille mourante, la petite Pomaré V,qui fixait sur moi ses grands yeux noirs, agrandis par lafièvre.

La vieille femme occupait toute la largeur deson siège par la masse disgracieuse de sa personne. Elle étaitvêtue d’une tunique de velours cramoisi ; un bas de jambe nues’emprisonnait tant bien que mal dans une bottine de satin.

A côté du trône, était un plateau rempli decigarettes de pandanus.

Un interprète en habit noir se tenait deboutprès de cette femme, qui entendait le français comme uneParisienne, et qui n’a jamais consenti à en prononcer seulement unmot.

L’amiral, le gouverneur et les consuls étaientassis près de la reine.

Dans cette vieille figure ridée, brune,carrée, dure, il y avait encore de la grandeur ; il y avaitsurtout une immense tristesse, –tristesse de voir la mortlui prendre l’un après l’autre tous ses enfants frappés du même malincurable, – tristesse de voir son royaume, envahi par lacivilisation, s’en aller à la débandade, – et son beaupays dégénérer en lieu de prostitution…

Des fenêtres ouvertes donnaient sur lesjardins ; – on voyait par là s’agiter plusieurs têtescouronnées de fleurs, qui s’approchaient pour écouter : toutesles suivantes de la cour, Faïmana, coiffée comme une naïade, defeuilles et de roseaux ; – Téhamana, couronnée defleurs de datura ; Téria, Raouréa, Tapou, Eréré, Taïréa,– Tiahoui et Rarahu.

La partie du salon qui me faisait face étaitentièrement ouverte ; la muraille absente, remplacée par unecolonnade de bois des îles, à travers laquelle la campagnetahitienne apparaissait par une nuit étoilée.

Au pied de ces colonnes, sur ce fond obscur etlointain, se détachait une banquette chargée de toutes les femmesde la cour, cheffesses ou princesses. Quatre torchères dorées, d’unstyle pompadour, qui s’étonnaient de se trouver en pareil lieu, lesmettaient en pleine lumière, et faisaient briller leurs toilettes,vraiment élégantes et belles. Leurs pieds, naturellement petits,étaient chaussés ce soir dans d’irréprochables bottines desatin.

C’était d’abord la splendide Ariinoore, entunique de satin cerise, couronnée de péia, – Ariinoore,qui refusa la main du lieutenant de vaisseau français M.., quis’était ruiné pour la corbeille de mariage, – et la mainde Kaméhaméha V, roi des îles Sandwich.

A côté d’elle, Paüra, son inséparable amie,type charmant de la sauvagesse, avec son étrange laideur ou sonétrange beauté, – tête à manger du poisson cru et de lachair humaine, – singulière fille qui vit au milieu desbois dans un district lointain, – qui possède l’éducationd’une miss anglaise, et valse comme une Espagnole…

Titaüa, qui charma le prince Alfredd’Angleterre, type unique de la Tahitienne restée belle dans l’âgemûr ; constellée de perles fines, la tête surchargée dereva-reva flottants.

Ses deux filles, récemment débarquées d’unepension de Londres, déjà belles comme leur mère ; destoilettes de bal européennes, à demi dissimulées, parcondescendance pour les désirs de la reine, sous des tapastahitiennes en gaze blanche.

La princesse Ariitéa, belle-fille de Pomaré,avec sa douce figure, rêveuse et naïve, fidèle à sa coiffure deroses du Bengale naturelles, piquées dans ses cheveux dénoués.

La reine de Bora-Bora, autre vieillesauvagesse aux dents aiguës, en robe de velours.

La reine Moé (Moé : sommeil oumystère), en robe sombre, d’une beauté régulière et mystique, sesyeux étranges à demi fermés, avec une expression de regard endedans, comme les portraits d’autrefois.

Derrière ces groupes en pleine lumière, dansle profondeur transparente des nuits d’Océanie, les cimes desmontagnes se découpant sur le ciel étoilé ; une touffe debananiers dessinant leurs silhouettes pittoresques, leurs immensesfeuilles, leurs grappes de fruits semblables à des girandolesterminées par des fleurs noires. Derrière ces arbres, les grandesnébuleuses du ciel austral faisaient un amas de lumière bleue, etla Croix-du-Sud brillait au milieu. Rien de plus idéalementtropical que ce décor profond.

Dans l’air, ce parfum exquis de gardénias etd’orangers, qui se condense le soir sous le feuillage épais ;un grand silence, mêlé de bruissements d’insectes sous lesherbes ; et cette sonorité particulière aux nuits tahitiennes,qui prédispose à subir la puissance enchanteresse de lamusique.

Le morceau choisi était celui où Vasco,enivré, se promène seul dans l’île qu’il vient de découvrir, etadmire cette nature inconnue ; – morceau où le maîtrea si parfaitement peint ce qu’il savait d’intuition, les splendeurslointaines de ces pays de verdure et de lumière. – EtRandle, promenant ses yeux autour de lui, commença de sa voixdélicieuse :

Pays merveilleux,

Jardins fortunés.

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Oh ! paradis…

Sorti de l’onde…

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L’ombre de Meyerbeer dut cette nuit-là frémirde plaisir en entendant ainsi, à l’autre bout du monde, interprétersa musique.

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