Le Mariage de Loti

XXXV

Tiahoui, qui était en visite à Papeete, étaitdescendue chez nous avec deux autres jeunes femmes de sesfetii, de Papéuriri.

Elle me prit à part un soir avec l’air gravequi précède les entretiens solennels, et nous allâmes nous asseoirdans le jardin sous les lauriers-roses.

Tiahoui était une petite femme sage, plussérieuse que ne le sont d’ordinaire les Tahitiennes ; dans sondistrict éloigné, elle avait suivi avec admiration les instructionsd’un missionnaire indigène : elle avait la foi ardente d’unenéophyte. Dans le cœur de Rarahu, où elle savait lire comme dans unlivre ouvert, elle avait vu d’étranges choses :

– Loti, dit-elle, Rarahu se perd àPapeete. Quand tu seras parti, que va-t-elle devenir ?

En effet, l’avenir de Rarahu tourmentait moncœur ; avec la différence si complète de nos natures, je nesavais qu’imparfaitement saisir tout ce qu’il y avait en elle decontradictions et d’égarements. Je comprenais pourtant qu’elleétait perdue, perdue de corps et d’âme. C’était peut-être pour moiun charme de plus, le charme de ceux qui vont mourir, et plus quejamais je me sentais l’aimer…

Personne n’avait l’air plus doux ni pluspaisible cependant, que ma petite amie Rarahu ; silencieusepresque toujours, calme et soumise, elle n’avait plus jamais de sescolères d’enfant d’autrefois. Elle était gracieuse et prévenantepour tous. Quand on arrivait chez nous, et qu’on la voyait là,assise à l’ombre de notre véranda, dans une pose heureuse etnonchalante, souriant à tous du sourire mystique des Maoris, on eûtdit que notre case et nos grands arbres abritaient tout un poème debonheur paisible et inaltérable.

Elle avait pour moi des instants de tendresseinfinie ; il semblait alors qu’elle eût besoin de se serrercontre son unique ami et soutien dans ce monde ; dans cesmoments, la pensée de mon départ lui faisait verser des larmessilencieuses, et je songeais encore à ce projet insensé que j’avaisfait jadis, de rester pour toujours auprès d’elle.

Parfois elle prenait la vieille Bible qu’elleavait apportée d’Apiré ; elle priait avec extase, et la foiardente et naïve rayonnait dans ses yeux.

Mais souvent aussi elle s’isolait de moi et jeretrouvais sur ses lèvres ce même sourire de doute et descepticisme qui avait paru pour la première fois le soir de notreretour d’Afareahitu. Elle semblait regarder au loin, dans le vague,des choses mystérieuses ; des idées étranges lui revenaient desa petite enfance sauvage ; ses questions inattendues sur dessujets singulièrement profonds dénotaient le dérèglement de sonimagination, le cours tourmenté de ses idées.

Son sang maori lui brûlait les veines ;elle avait des jours de fièvre et de trouble profond, pendantlesquels il semblait qu’elle ne fût plus elle-même. Elle m’étaitabsolument fidèle, dans le sens que les femmes de Papeete donnent àce mot, c’est-à-dire qu’elle était sage et réservée vis-à-vis desjeunes gens européens ; mais je crus savoir qu’elle avait dejeunes amants tahitiens. Je pardonnai, et feignis de ne pasvoir ; elle n’était pas tout à fait responsable, la pauvrepetite, de sa nature étrangement ardente et passionnée.

Physiquement elle n’avait encore aucun dessignes qui en Europe distinguent les jeunes filles malades de lapoitrine : sa taille et sa gorge étaient arrondies etcorrectes comme celles des belles statues de la Grèce antique. Etcependant, la petite toux caractéristique, pareille à celle desenfants de la reine, devenait chez elle plus fréquente, et lecercle bleuâtre s’accentuait sous ses grands yeux.

Elle était une petite personnificationtouchante et triste de la race polynésienne, qui s’éteint aucontact de notre civilisation et de nos vices, et ne sera plusbientôt qu’un souvenir dans l’histoire d’Océanie…

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