Le Dernier mot de Rocambole – Tome II

Chapitre 10

 

Quelles furent les suites de cetterencontre ? continuait le manuscrit de Bob.

Ce fut et ce sera toujours sans doute unmystère.

Mais à quelques mois de là, on eût retrouvémiss Ellen dans un vieil hôtel de Glasgow, en Écosse, auprès de sonpère, le commodore Perkins.

Le commodore était presque un vieillard.

Il s’était marié aux environs de lacinquantaine, avec une jeune femme qui était morte presquesubitement en donnant le jour à sa seconde fille, c’est-à-dire àmiss Ellen.

L’aînée se nommait miss Anna.

Le vieil officier l’adorait. Il aimait peumiss Ellen. Il éprouvait même pour elle une sorte d’aversion.

Quelques personnes, mal intentionnées sansdoute, avaient prétendu que miss Ellen était un enfant de l’amouret que le commodore était étranger à sa naissance.

Donc, quelques mois après cette étrangerencontre qu’elle avait faite dans les rues de Londres, la veilledu Christmas, nous eussions retrouvé miss Ellen à Glasgow.

Le commodore était Écossais d’origine.

Tant qu’il avait été en activité de service,il avait habité, durant ses congés, un hôtel dans Piccadilly, àLondres.

Mais, depuis cinq mois qu’il était à laretraite, il était venu à Glasgow habiter la vieille maisonpaternelle.

L’époque du mariage de miss Annaapprochait.

Son cousin, lord Evandah, en était fort épris,et il avait tant tourmenté le vieux commodore que celui-ci, bienque miss Anna n’eût que dix-sept ans, avait consenti à abréger letemps fixé d’une année.

Miss Anna était partie pour Londres avec sonfiancé et sa dame de compagnie pour faire les emplettes de sacorbeille de mariage.

Miss Ellen était demeurée seule auprès de sonpère.

Miss Ellen était bien changée.

Ses fraîches couleurs avaient fait place à unepâleur morbide, ses yeux étaient cernés ; elle marchait avecpeine, se plaignait de vives souffrances, et en avait pris prétextepour ne plus s’habiller.

Sans cesse enveloppée dans une ample robe dechambre, elle passait ses journées couchée sur une bergère, dans lagrande salle de cette vaste et triste demeure où le commodores’était confiné.

Du reste, le commodore Perkins s’occupait fortpeu de miss Ellen, lui demandait à peine de ses nouvelles une foischaque jour, et ne songeait qu’à l’arrivée du courrier de Londresqui lui apportait chaque jour une lettre de sa chère miss Anna.

Le domestique du commodore était peunombreux.

Il se composait d’un intendant nommé Bob et desa femme, d’un valet de chambre appelé Franz, qui était d’origineallemande, et de quelques serviteurs subalternes qui ne quittaientpoint les cuisines et n’arrivaient jamais jusqu’aux maîtres.

Franz paraissait fort dévoué à miss Ellen.

Cependant il n’était au service du commodoreque depuis quelques mois.

Son arrivée avait même suivi de peu de joursla rencontre que miss Ellen avait faite de l’inconnu dans lepublic-house.

Franz partait chaque jour, à la même heure, etse rendait à la poste-restante d’où il rapportait souvent unelettre qu’il remettait en cachette à miss Ellen.

Quelquefois, en lisant ces lettres, miss Ellenpleurait abondamment.

Un soir, le commodore s’était assoupi dans ungrand fauteuil au coin de la cheminée.

Miss Ellen souffrait plus que de coutume.

Elle voulut quitter sa bergère, mais sesforces la trahirent et elle ne put que jeter un cri.

À ce cri, le commodore s’éveilla.

– Qu’avez-vous donc, ma chère ?dit-il d’un ton de mauvaise humeur.

– Rien… balbutia-t-elle. Une douleur aucœur… peut-être… et un nouveau cri lui échappa.

Le commodore tira un cordon de sonnette.

Franz entra.

Il échangea avec sa jeune maîtresse un coupd’œil rapide, et sans doute qu’elle comprit l’éloquence de sonregard, car elle eut l’héroïsme d’étouffer un cri et de ramener surson visage un calme menteur.

– Votre sœur se marie dans un mois, ditbrusquement le commodore. Tâchez de ne pas être malade, à cetteépoque.

– Je tâcherai, murmura miss Ellen.

Mais elle jeta, à la dérobée, un regard dehaine à son père.

Celui-ci se leva, prit sa canne et son chapeauet dit encore d’un ton dur :

– Il est tard… je vous engage à rentrerdans votre chambre et à passer une bonne nuit.

Miss Ellen ne répondit pas.

Le commodore sortit du salon et regagna sonappartement.

Mais à peine eut-il laissé sa fille seule quecelle-ci se mit à pousser des cris.

Franz revint.

– Mettez votre mouchoir dans votrebouche, lui dit-il, et mordez-le… ou nous sommes perdus…

Ces paroles firent éprouver à miss Ellen unetelle épouvante qu’elle cessa de crier, regarda Franz d’un œilhébété et lui dit :

– Crois-tu donc que l’heureapproche ?

Franz fit un signe affirmatif.

– Mon Dieu ! murmura-t-elle affolée…et lui… qui ne vient pas !…

– Il sera ici avant trois jours.

Et Franz prit miss Ellen dans ses bras.

Elle poussa un nouveau cri. Mais ce fut ledernier. Elle avait mis son mouchoir dans sa bouche et le mordaitavec fureur.

Franz l’emporta comme il eût fait d’unenfant.

– Votre chambre est trop près de celle devotre père, dit-il. Je vais vous transporter au second étage.

**

*

Le commodore Perkins avait, comme on a pu levoir, une haine instinctive pour miss Ellen.

Cependant à de certaines heures, quandl’expression de cette haine était allée trop loin, il se calmait etavait honte de sa conduite.

Ce soir-là, quand il se fut mis au lit, il sesouvint d’avoir rudoyé la jeune fille et il en eut des remords.

Au bout d’une heure qu’il eut éteint labougie, il n’avait point encore fermé l’œil.

Tout à coup il lui sembla que des plaintesétouffées arrivaient jusqu’à lui.

Le commodore se dressa sur son séant.

Les plaintes étaient plus distinctes.

Il se leva, passa sa robe de chambre, allumaun flambeau et se dirigea vers la chambre de miss Ellen.

La chambre était vide.

Les plaintes paraissaient venir de l’étagesupérieur.

Le commodore, la sueur au front, gagnal’escalier, arriva dans un corridor et toujours guidé par ces crisétouffés qui venaient mourir à son oreille, il s’approcha d’uneporte qui était entr’ouverte et par laquelle s’échappait un filetde lumière.

Puis il poussa cette porte…

Alors il eut sous les yeux un étrangespectacle.

Miss Ellen se tordait sur un lit sans autreassistance que Franz, dans les suprêmes douleurs de lamaternité.

Et le commodore jeta un cri terrible et tombaà la renverse en murmurant :

– Misérable !

**

*

Comme Rocambole arrivait à cet endroit durécit de Bob, le train entrait dans la gare de Paris. Il étaitminuit.

Rocambole remit à plus tard la suite de salecture et fourra le manuscrit dans sa poche.

Puis, en sortant de la gare, il monta dans unevoiture de place et se fit conduire rue Saint-Lazare.

C’était là qu’il avait loué, au nom du majorAvatar, un petit appartement.

Jacquot avait grimpé à côté du cocher.

Rocambole arriva chez lui.

Mais il ne se mit point au lit, il ne continuapoint la lecture du manuscrit qu’il serra précieusement dans letiroir d’un secrétaire.

Tout au contraire, il se débarrassa de seshabits de voyage et fit une toilette de ville en sedisant :

– Je crois bien que Bob, en mourant, adésigné Franz sous le nom du major Hoff.

Or, le major Hoff est du  Club desAsperges dont je fais partie.

Allons-y !

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer