Le Dernier mot de Rocambole – Tome II

Chapitre 34

 

Noël et Milon demeurèrent immobiles.

La nuit était sombre et le vent soufflait avecviolence.

La forme noire qui s’était arrêtée à l’orificedu grand panneau fut bientôt rejointe par une autre.

Noël qui avait le regard perçant et avaitcontracté l’habitude de voir distinctement dans l’obscurité,reconnut Ali-Remjeh dans la première et milady dans la seconde.

Cette dernière prit le bras d’Ali-Remjeh ettous deux se dirigèrent vers l’arrière et s’assirent auprès de labarre.

Ils étaient, en cet endroit, à une assezgrande distance de Milon et de Noël pour que ceux-ci, par un tempscalme, ne pussent entendre ce qu’ils disaient.

Mais comme le vent soufflait de l’arrière àl’avant du navire, leur conversation arriva par lambeaux àl’oreille des deux faux Indiens qui n’avaient garde de bouger.

Milady disait :

– Tu crois donc, mon bien-aimé, que nousallons pouvoir partir ?

– Oui.

– La mer est cependant bien mauvaise.

– Le pilote qui est monté à bord ce soirprétend qu’on peut sortir du port, franchir la rade et que, unefois au large, nous rencontrerons un temps meilleur.

– Ah ! murmura milady, j’ai hâte defuir.

– Tu crains donc bien cethomme ?

– Mes cheveux se hérissent, en pensant àlui.

Ali-Remjeh passa un de ses bras autour du coude milady.

– Chère amie, dit-il, encore quelquesheures et tout danger aura disparu. N’avons-nous pas avec nousnotre cher fils et sa fiancée !

– Ô les enfants bénis ! murmuramilady avec une émotion subite, ils sont prêts à nous suivre aubout du monde !

– Et le pauvre vieillard qui, par amourpour sa fille, s’expatrie à son âge ! fit Ali-Remjeh.

Milady garda un moment le silence.

– Es-tu bien sûr des deux hommes que tuas laissés à Paris ? dit-elle enfin.

– Comme de moi-même.

– Ils pourront, avec nos deux signatures,retirer les sommes énormes déposées dans la maison DavisHumphrey ?

– Sans nul doute.

– Et ils nous les apporteront àNew-York.

– Je te le jure, ces hommes sont nosesclaves.

Milady regardait le ciel dans lequelcommençaient à courir les premiers rayons de l’aube.

– Dans deux heures, dit Ali-Remjeh, nousaurons quitté le Havre.

– Dans deux heures, pensa milady avec unejoie anxieuse, nous n’aurons plus rien à craindre de Rocambole.

Puis, tout haut :

– Ah ! dit-elle, si tu savais ce quej’ai souffert depuis trois jours. Il me semblait que cet homme quia sauvé Gipsy avait retrouvé nos traces.

Chaque barque se détachant du quai me semblaitle porter.

À chaque homme qui paraissait sur le quai,j’étais prête à m’écrier :

– C’est lui !

– Folle, dit l’Indien, as-tu donc perdu àce point la confiance que tu avais en moi ?

Ne suis-je plus Ali-Remjeh ?

Milady ne répondit pas.

Les pressentiments les plus terriblesl’agitaient.

Ali-Remjeh reprit :

– J’ai annoncé à Lucien que le bricklèverait l’ancre au point du jour. Il veut être sur le pont quandnous partirons, pour dire un dernier adieu à la France.

– Eh bien ! dit milady, je vais lerejoindre. J’ai vu de la lumière sous la porte de sa cabine.Certainement il ne dort pas.

Et milady regagna l’escalier du grandpanneau.

En effet, Lucien veillait.

Seul, rêveur et mélancolique, le jeune homme àdemi-couché dans son cadre, la tête appuyée sur une de ses mains,et le coude replié sur lui-même, il murmurait :

– Singulière destinée que lamienne ! J’ai passé vingt ans à retrouver une famille et lejour où je la retrouve elle est proscrite, et si mon père veutconserver sa tête sur ses épaules, il faut qu’il mette entrel’Europe et lui la largeur de l’Océan ; et si je ne me veuxséparer à jamais de lui et de ma mère, il faut que moi aussi jem’expatrie et quitte cette chère terre de France où mon enfances’est écoulée.

Milady entra.

Lucien lui passa les deux bras autour ducou.

– Eh bien ! ma mère, dit-il,partons-nous ?

– Dans une heure, mon enfant,répondit-elle avec émotion.

– Une heure ! dit Lucien.

Et sa voix s’altéra légèrement.

– Cher enfant, reprit-elle, si tu hésitesà faire ce grand voyage, il en est temps encore… Séparons-nous…Retourne à Paris avec ta fiancée…

– Ma mère, dit Lucien avec fermeté, mondevoir est de vous suivre et ce devoir m’est dicté par mon cœur.Marie m’a dit, hier encore, que partout où je serais elle vivraheureuse… Que me faut-il de plus ? J’aime assez Paris pour nepoint l’oublier, mais je ne le regretterai pas.

– Qu’il en soit donc ainsi, murmuramilady avec une joie qu’elle ne put dissimuler plus longtemps.

En ce moment le brick immobile oscillalégèrement et un certain bruit se fit sur le pont.

Les apprêts de l’appareillage commencent.

– Montons, dit Lucien, je veux voir unedernière fois la terre de France.

**

*

Une heure après, le jour commençait à poindre,le brick indien se chargeait de toile et hissait ses ancres.

Un homme était monté sur le banc de quart etcommandait la manœuvre.

Cet homme, c’était le marin aux bouclesd’oreilles qui avait fait connaissance de maître Mahorec, àl’auberge de la Fille-Sauvage.

Il commandait d’une voix pleine et sonore, enanglais, et cette voix arriva jusqu’au quai, qui commençait à segarnir d’un flot de curieux, impatients de voir un navire serisquer à la mer par un temps pareil, car la tempête ne s’était pasapaisée.

Le père Mahorec, le vieux maître d’équipage,était parmi eux, une lunette à la main.

– Ah ! tonnerre ! s’écria-t-iltout à coup, elle est forte, celle-là !

– Quoi donc ?

– C’est mon homme d’hier qui sert depilote. Il m’a joliment fait poser.

Le brick s’ouvrait un passage à travers lesnavires, et bientôt il fut hors du bassin.

On le vit entrer dans la rade, prendre le ventet s’élancer vers la haute mer, à demi-couché, sous l’effort duvent, sur la lame couronnée d’écume.

Calme, impassible, dominant la tempête, lepilote commandait : et ce pilote, Noël l’avait dit à Milon,c’était Rocambole.

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