Le Dernier mot de Rocambole – Tome II

Chapitre 44

 

Il était deux heures du matin. Il y avait unan, heure pour heure, que M. de Maurevers avait disparu,et l’on parla de lui.

– Messieurs, dit un tout jeune homme,reçu de la veille, au Club des Crevés, car c’était dans lesalon de jeu de cet intéressant local de high life quecette conversation s’engageait, je vous demande mille pardon, maisje sais si imparfaitement l’histoire du marquis Gaston deMaurevers, que je serais bien reconnaissant à celui qui voudrait mela raconter.

Le vicomte de Montgeron répondit :

– Je suis ton parrain, Casimir, et à cetitre je te dois des révélations. Sache donc que Gaston deMaurevers était un homme de trente-six ans, beau, élégant,d’éducation accomplie, et riche de cent vingt mille livres derente.

On ne lui connaissait ni chagrin, ni amour, niaucun motif raisonnable de quitter la vie.

– Cependant il s’est suicidé ?

– Mais non, voilà ce qu’on ne sait pas.Un soir, il est sorti d’ici, avec Charles Hounot, le fils dubanquier.

Ils sont remontés à pied jusqu’à la Madeleine.Le marquis habitait un grand entresol, à l’entrée de la rue deSurène.

Charles l’a mis à sa porte et ils se sontséparés en se disant : « à demain. »

Le concierge de la maison a dit depuis, qu’ilavait remis une lettre à Maurevers. Cette lettre était arrivée dansla soirée.

Maurevers l’a lue avec une certaine émotion, àla clarté du bec de gaz qui brûlait sous le vestibule.

Puis au lieu de monter chez lui, il aredemandé le cordon, disant :

– Je ne rentrerai que demain.

Le lendemain et les jours suivants, Maureversn’a pas reparu. La police s’en est mêlée, les journaux ont transmisau monde entier le signalement du jeune marquis de Maurevers ;peines perdues !

La famille de Maurevers a expédié à ses fraisdes agents en Angleterre, en Russie, aux États-Unis,partout !

On ne l’a retrouvé ni mort, nivivant !

– Cependant, dit un des membres du club,tu oublies une chose, Montgeron.

– Laquelle ?

– C’est que la police a retrouvé uncocher de fiacre qui prétend avoir conduit Maurevers cettenuit-là.

– C’est vrai, Maurevers l’a pris derrièrela Madeleine, il s’est fait conduire à Auteuil, s’est arrêté uneheure environ dans une maison de la Grande-Rue, puis il est remontéen voiture et est revenu place de la Madeleine.

Du moins, c’est ce qu’a dit le cocher. Conduità Auteuil, il a déclaré ne pas reconnaître la maison devantlaquelle il s’était arrêté.

Et il y a de cela un an, mes bons amis, achevaMontgeron, et je crois que nous ne reverrons jamais notre pauvreMaurevers.

– Mais cette lettre, sur la lecture delaquelle il est ressorti ?

– Une lettre ordinaire, venue deParis : on a retrouvé l’enveloppe dans le vestibule ;écriture de femme, comme il y en a dix mille.

– Maurevers était-il amoureux ?

– Il avait la petite Mélanie du théâtrede X…, qui lui coûtait beaucoup d’argent et lui était parfaitementindifférente, histoire d’avoir une maison montée.

– Et pas d’intrigue dans lemonde ?

– C’est ce qu’on ne sait pas.

– Moi, dit un des joueurs, je ne croispas à un suicide.

– Ni moi, ajouta Montgeron, et si vousvoulez savoir toute ma pensée…

– Eh bien ?

– Je crois à un crime, à un enlèvementmystérieux, à un de ces événements enveloppés de ténèbres qui, dedix ans en dix ans, viennent jeter la stupeur dans Paris, déroutertous les calculs, toutes les conjectures, – énigmes terribles dontle hasard seul révèle le dernier mot aux générations suivantes.

Un jour des ouvriers démolissent une maison,un mur s’écroule, on trouve une cachette ; dans cette cachetteun squelette ; et des vieillards de Paris se souviennent alorsqu’il y a quarante ou cinquante ans, un certain marquis deMaurevers avait disparu.

– Messieurs, dit un jeune homme qui étaitentré sur la pointe du pied, tandis que Montgeron parlait, cettehistoire est vraiment lugubre. Voici une année que chaque soir nouspleurons Maurevers et nous préparons des cauchemars pour lanuit.

Si nous passions à un sujet plus gai ; sinous parlions des amours de notre ami Marion avec la BelleJardinière ?

– Ah ! oui, à propos, fit Montgeron,où cela en est-il ?

– Excusez-moi, dit encore le jeune hommeprésenté de la veille, et à qui M. de Montgeron avaitfamilièrement donné la qualification de filleul et le prénom deCasimir, – excusez-moi, mais je ne suis pas au courant…

– On va t’y mettre, réponditM. de Montgeron. Gustave Marion est un de nos amis de laplus belle eau, un crevé extra, pour tout dire. Il a uncommencement d’asthme, toussote gentiment, se casse de temps entemps quelque chose sur la banquette irlandaise des courses deVincennes ou de la Marche, envoie des bouquets à toutes les gruesqui débutent quelque part et n’a pas d’autre profession que d’êtreaimé, pour lui ou pour son argent, peu lui importe !

– Mais qu’est-ce que la BelleJardinière ?

– Il nous l’a appris, il y a huitjours ; c’est une femme qui habite Bellevue, où elle estmarchande de fleurs et occupe une vingtaine de jardiniers.

Il paraît qu’il faudrait aller à Nice, chezAlphonse Karr, pour trouver des fleurs aussi rares et aussi bellesque les siennes.

– Et elle est jolie ?

– Marion prétend que si elle entrait àl’Opéra, un jour de grand spectacle, quand les plus belles femmesde Paris s’y trouvent réunies, leur beauté pâlirait auprès de lasienne.

– Et il est aimé ?

– Oh ! non… pas jusqu’à présent… laBelle Jardinière, toujours vêtue de noir, n’aime personne ; onne lui connaît ni amant, ni mari. Ses employés lui parlent avec lerespect de simples chambellans s’adressant à une reine.

– D’où vient-elle ? quel est sonnom ? Mystère !

– Marion a déjà dépensé une vingtaine demille francs en pure perte, pour obtenir des renseignements quepersonne n’a pu lui donner.

– Vous êtes en retard de vingt-quatreheures, Montgeron, fit le nouveau venu.

– Comment cela ?

– Marion a des intelligences dans laplace.

– Bah !

– Il a corrompu l’unique domestiquecouchant dans la maison, car chaque soir tous les jardiniers s’envont.

– Et ce domestique ?…

– Lui a vendu pour quelques centaines delouis une clé du jardin et une autre clé qui ouvre levestibule.

Le reste sera son affaire ; car ledomestique prétend que la Belle Jardinière, qui couche au premierétage dans une chambre aux fenêtres de laquelle on voit briller unelumière toute la nuit, n’a jamais laissé pénétrer personne danscette chambre.

– Eh bien ! que compte faireMarion ?

– Il nous a retenus quatre, moi, le baronKopp, Alfred Milleroy, et Charles Hounot.

– Pourquoi faire ?

– Mais dame ! pour l’accompagnercette nuit à Bellevue, faire le guet autour de la maison etassister au besoin à son triomphe.

– Mais, cher ami, ditM. de Montgeron, il y a des commissaires de policepartout, même à Bellevue.

– C’est son affaire, non la nôtre. Nousn’entrerons pas, et nous l’attendrons. Si la Belle Jardinière selaisse enlever, tant mieux pour lui, si elle appelle au secours…nous filons.

– Parole d’honneur ! dit Montgeron,j’en serais volontiers.

– Bravo, Montgeron, dit une voix sur leseuil, je vous emmène !

Chacun tourna la tête.

Le crevé extra, comme l’avait appeléM. de Montgeron, Gustave Marion, entrait dans le salon dejeu.

– Ce n’est donc pas uneplaisanterie ? demanda le jeune homme appelé Casimir.

– Rien n’est plus sérieux, réponditMarion. Mon break est en bas, sur le boulevard. J’ai cinq places àdonner. Qui m’aime me suive !

– Marion, dit M. de Montgeron,en riant, faut-il emporter des armes ?

– Comme vous voudrez. Moi, j’ai unrevolver dans ma poche.

– Ce Marion, dit un des membres du club,ne se trouvera un héros de roman accompli que lorsqu’il aura faitconnaissance avec la police correctionnelle.

Et les cinq personnes désignées prirent leurschapeaux et leurs paletots, quittèrent le club et trouvèrent eneffet, sur le boulevard, le break de courses de M. GustaveMarion, attelé de deux magnifiques trotteurs irlandais.

– Une heure et demie ! ditMontgeron.

– Dans trente minutes nous serons àBellevue, dit Gustave Marion, et je veux perdre mon nom si nous neramenons pas la Belle Jardinière souper avec nous au CaféAnglais !

Sur ces mots il rendit la main à ses deuxtrotteurs et le break fila rapidement le long des boulevardsdéserts.

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