Le Dernier mot de Rocambole – Tome II

Chapitre 14

 

Vingt-quatre heures après, disait encore lemanuscrit, le commodore Perkins lisait avec ravissement une lettredans laquelle sa bien-aimée fille Anna lui annonçait son prochainretour, et il exprimait à Bob le désir que miss Ellen partît auplus vite, ne s’apercevant pas du regard de haine dontl’enveloppait son fidèle serviteur.

– Bob, dit encore le vieillard, je n’aipas vu ta femme aujourd’hui.

Bob tressaillit et son regard lança desflammes.

– Mylord, dit-il, ma femme est partie cematin pour un petit voyage. Elle est allée recueillir la successiond’un vieil oncle qu’elle avait à Édimbourg et qui vient demourir.

– Mais elle reviendra bientôt, n’est-cepas ? demanda le commodore d’une voix affectueuse.

Cette question fut dans l’esprit de Bob lacondamnation du commodore Perkins.

La nuit était venue depuis longtemps et lesalon était plongé dans une demi-obscurité.

Le feu seul flambait dans la cheminée, et onn’avait point allumé les lampes placées sur la cheminée.

– Mylord, dit Bob, un étranger s’estprésenté tout à l’heure et demande à être introduit près de VotreSeigneurie.

– Un étranger ? fit le commodoresurpris.

– Il arrive de Londres et se dit porteurde nouvelles de miss Anna.

– Qu’il entre ! qu’il entre !dit le vieillard avec empressement.

Bob alla ouvrir la porte et l’étrangerentra.

Le commodore vit alors un homme de trente-deuxà trente-six ans, dont le regard clair et brillant le fittressaillir.

Le commodore avait longtemps servi dans lesmers indiennes et il reconnaissait, à première vue, en dépit de lacouleur blanche, un homme de sang anglo-indien.

Or, le commodore avait conservé tous lespréjugés des vieux Anglais, et il ne faisait pas plus de cas d’unAnglo-Indien que d’un mulâtre.

L’étranger introduit, Bob était sortidiscrètement.

– Mylord, dit l’étranger en regardantfixement le commodore, j’ai à entretenir Votre Seigneurie un peulonguement.

– Vous venez de la part de mafille ! dit le commodore.

– Oui et non… dit l’étranger.

– Ah ! fit le commodore dont l’œilexprima une certaine inquiétude.

– Mylord, reprit l’inconnu, VotreSeigneurie a longtemps commandé aux Indes ?

– Sans doute.

– Alors elle doit avoir quelque respectpour les serviteurs de la déesse Kâli ?

À ces mots, le commodore se leva vivement deson siège et fit un pas en arrière.

– Autrement dit les Étrangleurs, ajoutaAli-Remjeh, car c’était lui.

Le commodore fixa sur lui un regard demépris.

– Je sais, dit-il, que ces hommes sontdes misérables.

– Soit, dit Ali-Remjeh, mais lorsqu’ilsont reçu un ordre, ils l’exécutent.

– Ah ! dit le vieillard toujoursdédaigneux.

– Vous savez encore, poursuivitAli-Remjeh, que la déesse Kâli a des caprices, entre autres celuide vouloir qu’on lui consacre chaque année un certain nombre dejeunes filles anglaises ?

Le commodore frissonna.

– Ces jeunes filles, continua Ali-Remjeh,une fois marquées d’un signe indélébile, doivent demeurer vierges,et le mariage leur est à tout jamais interdit.

– Mais pourquoi donc venez-vous me diretout cela, vous ? fit le commodore, qui fut pris d’un subiteffroi en songeant à sa fille miss Anna.

– Parce que, dit Ali-Remjeh, la déesseKâli a songé à vous.

– À moi ?

Et les cheveux du commodore sehérissèrent.

– Vous avez deux filles, miss Anna etmiss Ellen ?

Le commodore eut un moment d’espoir.

– Et… dit-il, vous avez songé… à… missEllen ?

– Non, à miss Anna.

Le commodore jeta un cri.

Un cri de fureur, d’indignation et d’épouvantetout à la fois.

– Sortez, misérable, sortez !dit-il.

Ali-Remjeh ne bougea pas.

– Je vous apprends, dit-il, la volonté dela déesse, à qui il plaît que miss Anna demeure vierge et que missEllen se marie et apporte en dot à son époux son immensefortune.

– Jamais ! jamais ! s’écria levieillard.

Et son vieux courage se réveilla, il eut unmoment d’énergie et de jeunesse, et courut à un cordon de sonnettequ’il secoua violemment en appelant :

– Bob ! Bob ! à moi !Bob !

Et tandis que la sonnette retentissait, ilregardait Ali-Remjeh d’un œil de défi en lui disant :

– Un homme comme moi, le commodorePerkins, n’a jamais tremblé devant une horde d’assassins. Arrière,hors d’ici, misérable !

La porte s’ouvrit.

Mais ce ne fut point Bob qui entra. Ce futFranz.

Franz tenait à la main une espèce de lassoqu’il développa subitement sur un signe d’Ali-Remjeh.

Le lasso siffla, fendit l’air, vint s’enroulerautour du cou du commodore, le secoua violemment et l’abattit surle parquet.

Alors, Ali-Remjeh se jeta sur lui et lui mitun genou sur la poitrine et un poignard sur la gorge.

– Si tu cries, dit-il, je tetue !

Le commodore était vieux, et comme tous lesvieillards, il tenait à la vie.

Il eut peur et n’appela plus au secours.

– Un verre d’eau ! demandaAli-Remjeh à Franz.

L’Allemand s’approcha d’une console et y pritune carafe et un gobelet qu’il emplit et apporta àl’Anglo-Indien.

Celui-ci tout en maintenant le commodoreimmobile sous lui, tira de sa poche un petit flacon qu’il débouchaet versa quelques gouttes de son contenu, une liqueur bleuâtre,dans le verre d’eau.

Alors, jetant son poignard, il prit levieillard à la gorge et le serra si fort que le malheureux ouvritun moment la bouche, et Franz, qui s’était emparé du gobelet, yversa le breuvage tout entier.

Ce fut instantané, foudroyant.

Le vieillard fit un soubresaut si violentqu’il renversa Ali-Remjeh.

Puis il retomba immobile et comme mort…

Il venait d’être frappé d’une paralysieabsolue, grâce à quelqu’un de ces poisons végétaux si terribles queconnaissent seuls les Indiens.

Alors, Franz le prit à bras le corps et leporta dans son fauteuil où il l’étendit dans l’attitude d’un hommefrappé d’une attaque d’apoplexie foudroyante. Pendant ce temps,Ali-Remjeh, s’emparant d’une clé que le vieillard portait à soncou, ouvrait un coffre-fort dans lequel il avait renfermé sespapiers les plus précieux ; et, après quelques minutes derecherches, il trouvait un large pli cacheté et scellé aux armes ducommodore.

C’était le testament par lequel le vieillardspoliait miss Ellen et laissait toute sa fortune à miss Anna.

Ali-Remjeh l’ouvrit, le lut et dit enriant :

– En l’absence du testament, il faudrapartager. Mais nous verrons à ce que la part de miss Anna nousrevienne un jour.

Et il approcha le testament de la bougie qu’ilavait allumée et le brûla.

**

*

Le lendemain matin, miss Ellen expédiait à sasœur, miss Anna, la dépêche télégraphique suivante :

 

« Folle de douleur – notre père trouvémort dans son fauteuil – arrive au plus vite pour lesfunérailles.

« Ta sœur,

« ELLEN. »

– Je commence à comprendre, murmuraRocambole, et il poursuivit sa lecture :

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