Le Dernier mot de Rocambole – Tome II

Chapitre 4

 

Avant de transcrire le récit de Lucien, ditLucien de Haas, qu’il nous soit permis d’esquisser son portrait enquelques lignes et de dire deux mots de sa vie.

Lucien avait vingt-quatre ans.

C’était un grand jeune homme au teint mat etblanc, aux cheveux noirs et aux yeux bleus.

Un sourire mélancolique aux lèvres, une taillesvelte et bien prise, un pied mignon, une main aristocratiquefaisaient de lui un véritable héros de roman.

Lucien avait bien dit à M. Paul deVergis, un jeune officier avec lequel il s’était lié depuisquelques années, son enfance, son éducation, ses folies de jeunesseet son amour pour la fille du pauvre professeur.

Mais il ne lui avait point dit qu’il étaitgénéreux et serviable au possible, qu’il faisait beaucoup de bien,et avait sauvé l’honneur à un de ses amis en lui ouvrant sa bourseet l’y laissant puiser à pleines mains.

Ce qu’il n’avait point dit encore, c’est que,dans le monde, il avait eu des succès fous et qu’il aurait puépouser une des plus riches héritières de Paris, s’il l’avaitvoulu.

Ce qu’il taisait enfin, c’est qu’il étaitd’une bravoure chevaleresque, et qu’en Allemagne, un jour où deuxofficiers autrichiens s’étaient permis des propos inconvenants àl’endroit de la France, il avait provoqué tout le régiment ets’était battu avec six le même jour.

Mais Lucien était un homme doux et modeste, etil parlait généralement peu de lui.

– Mon cher ami, dit-il alors, quandM. de Vergis eut allumé son cigare et pris l’attituded’un auditeur attentif, pour arriver à la rencontre que j’ai faitede Marie Berthoud, il faut bien que je te parle quelque peu d’abordde cette liaison que je viens de rompre.

– Voyons ? ditM. de Vergis.

– Tu as entendu parlerd’Aspasie ?…

– Aspasie !

– Oui.

– Comment, c’est elle ?

– Oui, dit Lucien en souriant.

– Le Minotaure, comme onl’appelait ?

– Justement.

– Alors c’est toi qui ?…

– C’est moi qui l’ai enlevée, un soir, àce monde bruyant dont elle était tour à tour l’admiration etl’effroi. Ou plutôt, non, c’est elle qui m’a enlevé…

– Ah ! ah ! fit l’officier enriant.

– Cette femme qui se vantait de n’avoirjamais aimé et qui comptait avec complaisance ceux de sesadorateurs qui s’étaient brûlé la cervelle de désespoir, se prittout à coup pour moi d’une belle passion…

– J’ignorais que ce fût pour toi, observaM. de Vergis ; mais tout Paris a su comme moiqu’Aspasie était devenue folle d’amour.

– Nous avons vécu un an, reprit Lucien,sans nous quitter une heure ; puis la lassitude est venue. Cesamours fiévreux, impossibles, que le souvenir d’un passé multipleassombrit à toute heure, finissent par être un accouplementmonstrueux et infernal.

Un matin, je me suis éveillé non seulementn’aimant plus Aspasie, mais l’ayant en horreur.

Je crois qu’elle aussi, dans cette retraitevolontaire à laquelle elle s’était condamnée, regrettait le passéet cette vie bruyante et vide qu’elle avait menée si longtemps.

Un matin donc, je m’échappai de cette maisonde la place de Vintimille, où nous vivions cachés tous deux.

J’avais besoin d’air, je voulais êtreseul.

Le temps était beau, les pavés secs. Jemarchais tout droit devant moi.

Je descendis ainsi toute la rue de Clichy,puis celle de la Chaussée-d’Antin.

Je traversai les boulevards et suivis la ruede la Paix jusqu’aux Tuileries.

Quelques enfants jouaient déjà sous les arbresveufs de leurs feuilles.

Ça et là l’éternel troupier marivaudait avecla bonne d’enfants.

Auprès de la terrasse des Feuillants quelquesvieillards se chauffaient au soleil.

Tout à coup, j’eus un éblouissement, mesjambes fléchirent, je m’arrêtai, tant mon émotion était grande.

Un vieillard marchait péniblement en s’aidantd’une canne et s’appuyant sur le bras d’une jeune femme.

Le vieillard était mis avec décence, mais sonhabit noir montrait la corde et son chapeau rougissait légèrementsur les bords.

Une robe de laine, un pauvre petit châle biensimple, un chapeau de velours épinglé noir sans aucune fleur étaittout l’accoutrement de la jeune femme.

Mais je les avais reconnus.

C’était le vieux Berthoud !

C’était Marie !

Et je m’élançai vers eux, et j’étreignis levieillard dans mes bras en lui disant :

– Mais vous ne savez donc pas que je vousai pleuré comme mort !

Il avait été aussi ému que moi, et il futcontraint de s’asseoir.

– Je ne suis pas mort, me dit-il, maisj’ai été bien malade à la suite de tous mes malheurs.

Je regardai Marie.

Marie baissait les yeux.

Alors, ils me racontèrent simplement touteleur vie depuis cinq années.

M. Berthoud avait perdu dans la faillited’une maison de banque tout son petit avoir. Il avait vu ses élèvess’en aller un à un, et il s’était trouvé contraint de vendre.

Pendant un an ou deux encore, il avait donnédes leçons comme répétiteur.

Puis, atteint d’une ophthalmie, il avait étécondamné à un repos forcé.

Ils habitaient à deux pas, rue de laSourdière, une ruelle sans air et sans soleil, dans une vieillemaison, deux pauvres mansardes.

De quoi vivaient-ils ?

Les yeux rougis et le doigt piqué de Marie sechargèrent de me répondre.

La pauvre enfant tirait l’aiguille quinzeheures par jour pour gagner vingt-cinq sous.

– Mais votre mari, vous a doncabandonnée, m’écriai-je.

– Mon mari ! dit-elle en jetant uncri, mais je n’en ai pas ! je n’ai jamais quitté mon père.

Je la pris dans mes bras, je lui mis un baiserau front et répondis :

– Tu te trompes, tu en as un, et ce maric’est moi.

Puis, m’agenouillant devant mon vieuxmaître :

– Mon père, lui dis-je, avez-vous doncoublié votre promesse ?

– Je devine le reste, interrompit Paul deVergis. Tu te maries…

– Dans huit jours.

– Veux-tu que je sois tontémoin ?

– C’était pour te le demander, que j’aipris le prétexte de te retenir pour déjeuner ce matin.

– Avec qui le serai-je ?

– Ah ! voilà, dit Paul, je ne saispas ou plutôt, je n’ose pas… croire…

– Encore un mystère !

– Hélas ! dit Lucien avec un souriremélancolique toujours.

– Qu’est-ce encore, voyons ?

– Figure-toi que j’imagine avoirdécouvert un de mes protecteurs inconnus.

– Ah ! ah !

– C’est un Allemand, – et je te l’ai dit,ce fut un Allemand qui me conduisit dans la pension Berthoud. Onl’appelle le major Hoff.

Depuis quand est-il à Paris ? Je ne saispas !

Mais il y a bien trois ou quatre ans que je lerencontre sur mon chemin.

Quelquefois, il me regarde avec des yeuxattendris, et une voix secrète me dit que je ne lui suis pointétranger.

– Ne lui as-tu donc jamaisparlé ?

– Si, mais il m’a répondusèchement ; durement même et avec une brusquerie qui m’a paruforcée.

– D’où tu as conclu que le major Hoff etl’Allemand pourraient bien n’être qu’une seule et mêmepersonne ?

– Justement.

– Et tu voudrais qu’il te servît detémoin.

– Oui.

– Où le rencontre-t-on ?

– Il est du Club des Asperges .Mais il y a si longtemps que je n’y suis allé.

– Eh bien ! nous irons ce soir, situ veux. Je tiens à le voir, ce major allemand.

– Soit, répondit Lucien. À ce soir.

Comme le jeune officier, M. Paul deVergis, se levait, prenait son chapeau et s’apprêtait à quitter sonami, un violent coup de sonnette se fit entendre dansl’antichambre.

Lucien regarda la pendule qui marquait midimoins un quart.

– Je ne reçois pourtant jamais de visiteaussi matin, murmura-t-il.

Et comme il faisait cette réflexion, la portedu fumoir s’ouvrit.

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