Le Dernier mot de Rocambole – Tome II

Chapitre 36

 

Le lendemain matin, c’est-à-dire quelquesheures après la séquestration presque simultanée de Vanda et de sirJames Nively, l’une tombée au pouvoir de Timoléon, l’autre supprimépar Rocambole, le fruitier de la rue du Vert-Bois venait d’ouvrirsa boutique, lorsque deux commissionnaires passant auprès avec unecharrette à bras, vinrent s’arrêter devant la maison.

La charrette à bras était chargée d’un vieuxbureau en acajou, d’un lit en fer, d’un matelas, de couvertures etde quelques chaises de paille. En ajoutant à tout cela un casier àcartons verts et un fauteuil à dossier circulaire, on avait tout lemobilier du bonhomme qui avait, l’avant-veille, loué l’appartementdu premier pour y tenir un bureau de placement.

Derrière le mobilier cheminait lelocataire.

Il avait à la main deux chapeaux non moinsgras que celui qu’il portait sur la tête, une paire de vieillesbottes, une lampe à tringle et un mouchoir noué par les quatrecoins qui paraissait contenir du linge. Sous les deux bras, despapiers et des portefeuilles, et suspendues à son cou et flottantsur son dos, une demi-douzaine de vestes et de redingotes attachéesles unes aux autres par les manches.

Le fruitier se prit à rire en le voyant.

– Vous n’êtes plus un homme, dit-il, vousêtes un magasin.

– On fait ce qu’on peut, répondit levieillard d’une voix cassée.

Et il demanda la clé du logement, que lefruitier s’empressa de lui donner.

Les commissionnaires détachèrent les meubleset se mirent à les monter un à un, tandis que le prétendu placeurse débarrassait de sa garde-robe improvisée.

Le fruitier lui dit :

– Je vous attendais hier.

– C’est vrai, dit le bonhomme, mais pourdéménager, vous savez, il faut payer son terme. On m’a remis à hiersoir pour de l’argent qu’on me devait. Quand on est pauvre diablecomme moi, on fait ce qu’on peut.

– Vous avez raison, dit le fruitier, quecette humilité et cette franchise séduisirent et qui prit en amitiéle vieux bonhomme. Voulez-vous boire une goutte ?

– Volontiers, dit-il.

Il laissa les commissionnaires installer sonchétif mobilier, d’après les indications qu’il leur avait donnéessur la place de chaque meuble, et suivit le fruitier dans cettearrière-boutique que nous connaissons et qu’on appelait labuvette.

Mais tout en trinquant avec lui et en avalantun verre de mêlé, – on nomme ainsi un mélange de cassis etd’eau-de-vie, – il jetait un regard furtif autour de lui par-dessusses lunettes et se rendait un compte exact de l’état des lieux.

La trappe de la cave ne lui échappa point.

En hiver, dans les cafés, chez les marchandsde vin, partout où il entre beaucoup de monde, il est d’usage, parles temps boueux, de jeter un sable jaune qui ressemble par lacouleur à de la sciure de bois.

Il y en avait dans la buvette du fruitier, etil était répandu non point du matin, mais de la veille, car lafruitière n’était point levée encore et la boutique n’avait pas étébalayée.

Le bonhomme à qui rien n’échappait, remarquaune certaine quantité de traces de pas sur ce sable.

Cela n’avait rien d’extraordinaire, attenduque toute la soirée on entrait dans la buvette et que le quartierest assez populeux pour qu’une boutique bien achalandée nedésemplisse pas.

Mais la nature de ces empreintes méritaitd’être étudiée. Il y avait d’abord la trace d’un pied chaussé delisière.

Ce devait être celui du fruitier qui, dans lamaison, quittait toujours ses sabots.

Puis il y avait une large empreinte longue àproportion, marquée de clous.

Le pied qui l’avait frappée devait être celuid’une sorte de colosse ou d’hercule, marchant lourdement et pliantpeut-être sous le poids d’un fardeau.

Enfin, au milieu des autres traces, leprétendu placeur remarqua une botte mince, étroite, à talon hautbien certainement ; une botte qui devait chausser un piedélégant et qui, certes, n’appartenait pas aux visiteurs de la ruedu Vert-Bois.

Les remarques faites, le bonhomme dit aufruitier :

– C’est à mon tour de régaler, doublonsça.

Et il tira, d’un vieux gilet de tricot àmanches, une pièce de quatre sous qu’il posa sur le comptoir.

Puis, quand il eut choqué son second verreavec celui du fruitier, il se dirigea, le tenant à la main, jusquesur le pas de la porte.

Il était à peine sept heures du matin et lesbalayeurs commençaient leur office aux deux extrémités de la rue,mais n’avaient point encore atteint le milieu, c’est-à-dire ledevant de la maison du fruitier.

Ceci était facile à constater par la boue quicouvrait le trottoir et les tas d’ordures qui se trouvaient à laporte.

Sur le trottoir le bonhomme remarqual’empreinte de la botte aristocratique et celle du grand pied ausoulier à clous.

Ces deux empreintes ne suivaient point letrottoir, mais elles le traversaient.

Cependant le bonhomme eut beau les chercher aumilieu de la chaussée ; il ne les retrouva point.

En revanche une roue de voiture avait affaisséun tas d’immondices jetés au bord du trottoir et, en y regardant deplus près, on voyait distinctement que le véhicule avait dûséjourner devant la boutique, car les chevaux avaient piétiné à lamême place.

Le soulier à clous et la fine botte étaientdonc sortis de la voiture.

Le bonhomme faisait toutes ces réflexionsregardant devant lui et disant au fruitier :

– Pensez-vous que le quartier soit aussibon que la rue Greneta ?

– Ma foi ! répondit le fruitier, jene connais pas assez votre quartier pour vous répondre à coup sûr,cependant, hier j’ai déjà vu deux bonnes du quartier s’arrêterdevant votre écriteau.

– Vrai ? fit le bonhomme, qui pritun air joyeux.

Puis il posa son verre sur le comptoir,ajoutant :

– Allons voir à m’installer.

Les deux commissionnaires avaient achevé demonter le chétif mobilier et les loques du vieillard.

Il souhaita le bonjour au fruitier et gagnason nouveau domicile.

L’un des commissionnaires disait àl’autre :

– Tiens ! voilà tes trois francs. Tupeux t’en aller. Je monterai bien le lit tout seul.

Le commissionnaire empocha les trois francs etpartit, laissant son compagnon tête à tête avec le prétenduplaceur.

Alors ces derniers échangèrent un coup d’œild’intelligence.

– J’attends vos ordres, patron, ditl’homme à la veste de velours vert, qui n’était autre que lePâtissier, parfaitement déguisé et méconnaissable.

– Attends un moment, dit Timoléon, ilfaut voir d’abord si les oiseaux sont toujours en cage.

Et, après avoir fermé la porte, devantlaquelle le Pâtissier se plaça, de peur que la fantaisie deregarder par la serrure ne prît à quelque locataire montant oudescendant d’escalier, Timoléon alla soulever le morceau de papierqui recouvrait le trou qu’il avait percé l’avant-veille avec unvilebrequin.

Puis il introduisit son petit doigt dans letrou et appuya.

La mince couche de plâtre qu’il avait laisséese détacha sans bruit et un petit jet de lumière s’échappa du trou,auquel, sur-le-champ, Timoléon colla son œil.

Ce trou était pratiqué juste auprès du litoccupé par Gipsy.

Gipsy dormait encore.

À l’autre bout de la pièce, on apercevaitMarmouset, assis devant une table sur laquelle brûlait unechandelle, un livre sous les yeux et sa tête dans ses deuxmains.

Il étudiait avec ardeur la langue anglaise,afin de pouvoir bientôt converser avec sa chère Gipsy, et sonattention était si bien absorbée qu’il n’avait pas entendu le bruitdu plâtre qui tombait derrière le lit.

– Est-ce bien là Marmouset ? demandaTimoléon, qui fit un signe au Pâtissier.

Le Pâtissier s’approcha et regarda à sontour :

– Oui, dit-il, c’est bien lui.

Timoléon tira de sa poche un morceau de paintout frais, acheté à la livre.

Il prit un peu de mie, en fit une boulette,et, avec cette boulette, il boucha le trou.

– Maintenant, dit-il, que nous avonsl’oiseau sous la main, il faut tâcher de retrouver l’acquéreur.

– Qui sait ce que Rocambole en afait ? murmura le Pâtissier.

– Je crois le savoir, réponditTimoléon.

– Ah !

– Rocambole est venu ici la nuitdernière, avec Milon, et ils sont entrés dans la boutique dufruitier.

– Comment savez-vous cela ? demandavivement le Pâtissier.

Timoléon se prit à rire :

– Imbécile ! dit-il, on n’a pas étérousse et voleur sans avoir bon nez.

– Plaît-il ?

– Écoute et tu vas voir.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer