Le Dernier mot de Rocambole – Tome II

Chapitre 9

 

Le manuscrit de Bob était ainsiconçu :

Le Christmas de l’année 183… fut remarquable,même à Londres, par le brouillard intense et rougeâtre qui régnapendant deux jours, enveloppant les édifices, noyant les maisons,interceptant la circulation des voitures et forçant les policemen àéchanger leur bâton contre une torche, qui fut, du reste,insuffisante à guider les passants attardés.

Dès cinq heures, la veille, tous lescomptoirs, tous les magasins avaient été fermés dans la cité.

Les commis s’étaient retirés en souhaitantjoyeux Noël à leurs patrons, et les patrons s’étaient dirigés versleur demeure où le pudding et les gâteaux étaient prêts.

La Noël est, de toutes les fêtes, celle queles Anglais accueillent avec le plus d’empressement. C’est la fêtede famille par excellence.

On ne va pas, durant le Christmas, chercherdes plaisirs et des jouissances au dehors. Les théâtres fontrelâche, les rues sont désertes. Chacun reste chez soi.

Personne donc ne s’aperçut tout d’abord de cebrouillard, sans précédent peut-être, qui s’appesantissait surLondres avec une instantanéité prodigieuse.

Vers neuf heures du soir, les cabs cessèrentde rouler : les passants, désespérant de pouvoir continuerleur chemin, se réfugièrent dans les public-houses encore ouvertset attendirent que le brouillard se dissipât un peu.

Mais le brouillard, au lieu de diminuer,allait s’épaississant toujours.

Seule, une jeune fille, bravant cet océan debrume, allait toujours droit devant elle, marchant d’un pas rapide,les mains en avant pour se garantir de quelque choc inattendu.

Un moment, cependant, elle s’arrêta devant laporte entr’ouverte d’un public-house et entra.

Les établissements de ce genre ne sontfréquentés que par le bas peuple.

Rarement un homme comme il faut ose s’yrisquer.

Une lady, ou simplement la femme d’unbourgeois, n’en franchirait pas le seuil pour une couronne, fût-cecelle d’un empire.

Pourtant la jeune fille entra.

– Monsieur, dit-elle au tavernier,pourriez-vous me dire où je suis ?

– Vous êtes dans Charing-Cross, luirépondit cet homme, qui se prit à l’examiner avec une attention unpeu étonnée.

En effet, la jeune fille, dont la beauté fièreet hardie révélait du reste une patricienne, était vêtue comme lesont les jeunes miss qu’on rencontre dans le parc de Saint-James, àCovent-Garden ou à Drury-Lane.

– Merci, dit-elle. Je trouverai bien monchemin.

Et elle fit un pas pour sortir.

Mais, en ce moment, un homme qui était assisdans le fond de la salle se leva, vint à elle et lui dit :

– Miss, le brouillard n’a point desecrets pour moi. Où que soit votre demeure, je me fais fort devous y conduire.

La jeune fille regarda cet homme.

Il y a des sympathies instantanées, desattractions dont il est impossible de se rendre compte.

Quand elle eut regardé cet homme, la jeuneAnglaise tressaillit.

Peut-être cet homme qui lui était inconnuavait-il obéi à un sentiment de même nature en quittant la table etvenant faire ses offres de service.

C’était un homme d’environ trente ans, auvisage bruni, aux yeux noirs et fascinateurs, aux dents aiguës etblanches comme celles des carnassiers.

Sa taille était à peine au-dessus de lamoyenne.

Son costume, des plus simples, était celuid’un patron de barque ou d’un chef de timonerie, et se composaitd’une vareuse et d’un petit chapeau ciré.

La patricienne, cependant, baissa les yeuxsous son regard et elle balbutia quelques mots de refus.

Mais cet homme lui prit le bras et lui ditavec un ton d’autorité subite.

– Allons ! venez… je vais vousconduire…

Et il l’entraîna hors du public-house.

Chose bizarre ! la jeune fille s’étaitprise à trembler et pourtant elle ne chercha point à se dégager del’étreinte de cet homme.

Elle était déjà au milieu du brouillard ;déjà la lueur du public-house s’effaçait, que la jeune fillen’avait pas encore songé à jeter un cri.

– Où demeurez-vous ? reprit-il.

– Dans Piccadilly.

– Venez…

– Mais, monsieur…

– Miss, dit cet homme étrange, vouspouvez vous fier à moi. Je suis un ami…

Sa voix était devenue harmonieuse et doucecomme un chant, et la jeune fille tressaillit de plus belle.

– Un ami sûr et fidèle, acheva cethomme.

– Comment seriez-vous mon ami, monsieur,dit-elle en tremblant de plus en plus. Vous ne me connaissezpas !

– C’est possible, mais quand je vous aivue entrer dans le public-house, il s’est passé en moi quelquechose d’indéfinissable et j’ai compris que sur un mot de vous jeserai votre esclave à toujours.

– Monsieur…

L’homme à la vareuse osa lui serrer la mainsous son bras.

– Je vous répète, dit-il, que je suisvotre ami.

La jeune fille poussa un soupir etmurmura :

– Aussi vrai que je m’appelle miss Ellen,je n’ai pas d’amis. Je suis une pauvre déshéritée.

– Une déshéritée, vous ?

– Oui, dit-elle, touchée de l’accent dedouloureuse surprise avec lequel il avait fait cette question.

– Vous, reprit-il, si jeune, la filled’un pair peut-être… vous… déshéritée ?

– Moi, dit-elle.

Cet homme bizarre s’arrêta tout àcoup :

– Vous vous nommez miss Ellen ?dit-il.

– Oui.

– Dites-moi franchement pour qui vous meprenez, moi.

– Je ne sais pas, balbutia-t-elle.

– Me croiriez-vous un obscurmatelot ?

Et sa main fine et petite caressa la main demiss Ellen, comme pour lui prouver qu’il n’avait jamais eu deprofession ouvrière.

Elle tressaillait plus fort.

– Je vous dirai plus tard qui je suis,fit-il, mais je peux beaucoup…

– Je vous crois, dit-elle avecconviction.

– Vous êtes déshéritée,dites-vous ?

– Oui.

– Pourquoi ?

– Parce que je suis la cadette, que mamère a été légère, que mon père ne m’aime pas et qu’il a en vertudes lois qui régissent la noblesse anglaise, assuré son immensefortune à mon cousin qui est fiancé à ma sœur.

– Ah ! vraiment ? fitl’inconnu, qui eut dans la voix comme un rugissement étouffé.

– C’est la vérité, murmura missEllen.

– Et vous subissez cette positionhumiliante ?

– Il faut bien accepter ce qu’on ne peutempêcher.

– Et s’il vous arrivait un ami duciel ?…

– Du ciel ou de l’enfer, murmura missEllen, qui sentait s’éveiller en elle une haine subite et dont lesinstincts se révoltèrent.

L’inconnu lui prit la main :

– Regardez-moi bien, dit-il.

Ils étaient alors sous un bec de gaz, quiperçait assez vigoureusement le brouillard pour éclairer le visagedu conducteur de miss Ellen.

– Miss Ellen, dit encore cet hommeétrange, je vous aime…

– Oh ! fit-elle d’une voixétouffée…

– Je vous aime… et je vous veux riche… etje veux abaisser ceux qui vous ont foulée aux pieds… Quel est lenom de votre père, miss Ellen ?

– Le commodore Perkins.

– C’est bien, dit l’inconnu, vousentendrez parler de moi…

Nous voici dans Piccadilly : appelez cepoliceman dont vous apercevez la torche dans le brouillard, il vousremettra dans votre chemin.

Au revoir, miss Ellen… au revoir… je vousaime.

Et il osa la prendre par la taille et luimettre aux lèvres un baiser brûlant.

Miss Ellen jeta un cri…

Mais déjà l’homme avait disparu dans la brumeépaisse que la lumière du gaz était impuissante à dissiper.

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