Le Dernier mot de Rocambole – Tome II

Chapitre 38

 

Pendant la journée, sans en avoir l’air,Timoléon avait observé une foule de choses, tantôt par la croisée,tantôt par la porte demeurée entr’ouverte.

Il avait vu monter et descendre leslocataires, et il était déjà au courant de leurs habitudes.

Il savait qu’à dix heures du soir tous étaientrentrés, à l’exception d’un ouvrier tanneur qui occupait un cabinetau sixième, travaillait durant la nuit et ne reparaissait qu’aupoint du jour.

La boutique du fruitier était le seul endroitoù l’on veillait aussi tard.

Les habitués, les nouveaux surtout,prolongeaient leur partie quelquefois jusqu’à minuit.

Seulement alors, le fruitier fermait saboutique.

Mais les volets étaient assez disjoints pourlaisser passer un filet de clarté, et ce fut les yeux fixés sur cetindice révélateur que Timoléon attendit.

Les locataires rentrèrent un à un.

Timoléon les entendit monter, d’un pas lent ourapide, l’escalier.

Puis la porte de la boutique qui donnait surl’allée s’ouvrit à son tour.

Timoléon prêta l’oreille plus attentivementque jamais.

Le fruitier souhaitait le bonsoir au Chanoineet à la Mort-des-braves, qui couchaient dans la maison, à l’étageau-dessus de celui de Marmouset, sans doute pour être prêts à luivenir en aide à la première alerte.

Ils marchèrent quelque temps au-dessus de latête du faux placeur, qui voyait leur lumière se refléter sur lesmurs de la maison d’en face.

Enfin, la lumière s’éteignit et les pas ne sefirent plus entendre.

La Mort-des-braves et le Chanoine étaient aulit.

Il n’y avait qu’un homme de la bande deRocambole dont Timoléon n’eût pas de nouvelles.

Mais Milon, sans doute, avait seulement touchébarre à la rue du Vert-Bois et s’était empressé de rejoindre sonmaître.

Le silence le plus complet régnait maintenantdans la maison.

Timoléon ouvrit sans bruit les volets indiquésau Pâtissier, celui-ci ne tarda pas à paraître à l’extrémité de larue.

Le faux placeur se déchaussa alors etdescendit lestement l’escalier.

Il avait remarqué, dans la journée, que laporte de la maison ne s’ouvrait point, comme la plupart des portesde Paris, au moyen d’un cordon tiré par un concierge.

Il se trouvait au dehors une petite plaque dudiamètre d’un écu de cent sous.

Avec le doigt, l’initié à ce secret dePolichinelle faisait mouvoir un loquet et la porte s’ouvrait.

Timoléon leva donc simplement le loquet, et lePâtissier entra.

– Ôte tes souliers, lui dit Timoléon enle prenant par la main, et prends garde de te cogner enmontant.

Deux minutes après, le faux placeur et sonacolyte étaient enfermés au premier étage et causaient à voixbasse.

– Eh bien ! demanda Timoléon,avez-vous vu notre prisonnière ?

– Pardieu !

– Elle n’est pas morte ?

– Non.

– Les rats ne l’ont donc pasmangée ?

– Oh ! dit le Pâtissier, faut que cesoit une crâne femme et qu’elle ait de rudes nerfs. On dirait del’acier.

– Comment cela ?

– Vous savez que nous l’avions solidementattachée et couchée ensuite sur le dos ?

– Sans doute.

– Je ne sais pas comment elle a fait,mais elle est parvenue à se dresser sur ses pieds.

– Sans briser les cordes ?

– Non, elle était toujours attachée, maisles rats l’avaient embêtée probablement, et il y en avait même unqui l’avait mordue à la figure.

– Pauvre petite ! ricanaTimoléon.

– Elle s’est donc dressée sur ses piedset elle en a écrasé plusieurs.

– Et ils ne l’ont pas mordue !

– À part ce coup de dent à la figure,elle était saine comme l’œil.

– Avait-elle l’air biendésespéré ?

– Elle était calme comme vous et moi. LaChivotte a voulu l’agonir, mais je m’y suis opposé.

– A-t-elle mangé ?

– De bon appétit. Nous lui avons détachéles bras, et elle n’a pas cherché à nous bousculer.

Quand elle a eu fini de manger, nous l’avonsreficelée et elle n’a opposé aucune résistance !

– Fort bien. Mais, dit Timoléon, a-t-ellel’air d’espérer une délivrance ?

– Elle n’a rien dit, elle est calme.

– C’est égal, murmura Timoléon comme separlant à lui-même, il faudra se hâter.

Maintenant, mon bonhomme, à labesogne !

– Vous savez où est l’Anglais ?

– À peu près.

Timoléon qui jusqu’alors était demeuré dansl’obscurité se procura de la lumière et ouvrit le tiroir de sonbureau qu’il avait prudemment fermé à clé.

Ce tiroir était une vraie trousse deserrurier.

Il contenait un trousseau de fausses clés, unmonseigneur, des limes, un marteau.

En outre, dans un coin, il y avait un paquetde cordes roulées.

Timoléon s’empara de tout cela et en emplitses poches.

Puis il souffla la chandelle.

– Bigre ! dit le Pâtissier, vousprenez quelques précautions, papa.

Timoléon se pencha vers lui et approcha seslèvres de son oreille :

– Écoute bien ce que je vais te dire,fit-il.

– Parlez…

– Nous jouons tout simplement notre vie àl’écarté en ce moment.

– Hein ? fit le Pâtissier.

– Seulement, poursuivit Timoléon, nosadversaires ont trois points et viennent de marquer le roi. Ils’agit de piquer sur quatre.

– Excusez…

– Si tu as peur, va-t’en !Seulement, nous ne nous vengerons pas de Rocambole. Voilà tout.

– Allons-y ! dit le Pâtissier.

Et il serra dans l’ombre la main de Timoléonen signe de résolution.

Ce dernier ouvrit la porte.

Il l’ouvrit sans bruit, avec des précautionsinfinies.

Puis éprouvant le besoin de prouver ce qu’ilavait avancé, c’est-à-dire de faire comprendre au Pâtissier lagravité des circonstances :

– La maison, dit-il, est pleine de labande de Rocambole.

– Ah !

– Au-dessus de nous, il y a deux hommesqui, en te reconnaissant, te sauteraient à la gorge et terefroidiraient. Veux-tu savoir leurs noms ?

– Oui.

– Le Chanoine et la Mort-des-braves.

Le Pâtissier les connaissait et ilfrissonna.

Timoléon poursuivit :

En bas, dort le fruitier ; encore un quirevient de Toulon et un dévoué à Rocambole.

– Ils le sont tous, murmura le Pâtissieravec dépit.

– Au moindre bruit, les uns ou les autress’éveilleront, envahiront l’escalier et…

– Allons-y ! répéta le Pâtissier, jeveux me venger !

Ils descendirent.

À chaque marche, Timoléon s’arrêtait etprêtait l’oreille.

La maison était plongée dans le silence etl’obscurité.

Arrivés au bas de l’escalier, ils s’arrêtèrentde nouveau.

Timoléon promenait ses deux mains sur le muret cherchait l’entrée des caves.

La porte qui était commune à tous leslocataires ne s’ouvrait qu’à l’aide d’un loquet.

Mais Timoléon avait constaté que ce loquetcriait, tant il était rouillé.

Aussi prit-il des précautions minutieuses pourle faire mouvoir, appuyant les deux mains dessus.

Derrière lui le Pâtissier retenait sonhaleine.

Un ronflement sonore qu’ils entendirent leurdonna du courage.

C’était le fruitier qui venait de s’endormiret dont le sommeil bruyant retentissait à travers le mur durez-de-chaussée.

Si le fruitier dormait tout allait bien.

Enfin, la porte de la cave s’ouvrit.

Timoléon, qui connaissait les aîtres, prit lePâtissier par la main et le poussa dans l’escalier.

– Descends tout droit, lui dit-il.

Puis il referma la porte sur lui, la tirantavec la même lenteur.

Ni la porte, ni le loquet ne firent le moindrebruit.

Alors Timoléon descendit.

– Où es-tu ? fit-il.

– Ici, répondit le Pâtissier.

Le Pâtissier était arrivé au bas de l’escalieret foulait le sol humide et glissant du corridor des caves.

Timoléon étendit la main et le toucha.

– C’est bien, dit-il. Allumons lachimique !

Et il tira de sa poche une allumette qu’ilfrotta sur son ongle.

L’allumette prit feu et Timoléon l’approchad’une de ces bougies roulées en corde qu’on appelle rat-de-cave etqui sont à peine de la grosseur du petit doigt.

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