Le Dernier mot de Rocambole – Tome II

Chapitre 32

 

Le port du Havre présente un aspectsingulier.

Depuis huit jours, pas un navire n’est sortidu bassin ; aucune voile ne s’est rencontrée en rade.

Il vente tempête en mer, et les pilotescôtiers refusent tout service.

Aussi les cabarets, les auberges, les moindresbouchons regorgent-ils d’une foule de matelots qui n’ont pu prendrela mer.

Les navires dansent dans le bassin et fontcrier leurs amarres ; souvent même, en dépit de l’abri duport, embarquent-ils à bord des paquets d’eau et des lames énormes,comme s’ils étaient en pleine mer.

Les curieux sont rares sur les quais et lajetée, car le vent qui souffle du large se fait sentir à terre avecune violence énorme.

Pourtant, dans le cabaret de laFille-Sauvage, sur le port, une trentaine de personnesexaminent curieusement à travers les vitres un petit brick auxvoiles d’un rouge sombre, à la coque noire, qui se balance sur lalame sans craquement et sans fatigues.

– C’est le brick indien, dit un maîtred’équipage qui a pris ses quartiers d’hiver à laFille-Sauvage et y est écouté comme un oracle par tous leshabitués, marins de l’État ou du commerce, baleiniers ou simplescaboteurs.

Le père Mahorec est un vieux loup de mer, quia navigué dans tous les parages, et à qui on n’a rien àapprendre.

– Mes enfants, dit-il, la mer esttellement mauvaise que d’ici à huit jours, on ne pourra mettre à lavoile ; et cela paraît joliment contrarier le brickindien.

– Pourquoi donc ça, père Mahorec ?demanda un jeune homme.

– Hé ! le sais-je, blanc-bec ?ou plutôt je m’en doute… mais suffit !… ça ne regardepersonne.

– Papa Mahorec, demande un autre matelot,as-tu vu le capitaine du brick ?

– Oui, sur le pont.

– Il ne descend jamais à terre ?

– Jamais.

– Et le second non plus ?

– Si, le second est venu, ce matinencore, à la Fille-Sauvage, chercher des provisions :mais jamais il ne va en ville, c’est ici qu’on lui fait toutes lescommissions.

– Sait-on combien d’hommes il y a àbord ?

– Douze matelots, un mousse, uncuisinier, un charpentier et un chirurgien, le second et lecapitaine, deux passagers, deux femmes, en tout vingt-deuxpersonnes.

– Hé ! hé ! père Mahorec, ditun homme jeune encore qui est entré tout à l’heure dans le cabaretet s’est fait servir un grog à l’américaine, vous paraissez bienrenseigné.

Le maître d’équipage regarde son nouvelinterlocuteur, qu’il voit pour la première fois.

Mais ce dernier, avec son chapeau ciré, sachemise bleue, son teint hâlé et ses grosses boucles d’oreilles quibrillent sous ses cheveux rouges, ne saurait être qu’un marin, etentre marins la confiance est bientôt née.

– Vous me connaissez ? demandeMahorec.

L’inconnu reprend en souriant :

– De Rochefort à Brest et de Lorient àToulon, qui donc peut se vanter d’avoir navigué s’il n’a rencontréle père Mahorec ?

– Bien parlé, mon garçon, dit le maîtred’équipage évidemment flatté du compliment.

Et, prenant sa chope de bière, il va s’asseoirà la table de l’inconnu.

Puis, d’un air confidentiel et baissant lavoix :

– Tous ces gens-là, dit-il, sont desbrutes qui ne comprennent rien. Aussi ce n’est pas la peine de leurexpliquer pourquoi le mauvais temps contrarie le capitaine etl’équipage du brick indien.

– Vous avez peut-être raison, dit l’hommeaux boucles d’oreilles.

– Hé ! hé ! continua Mahorec enclignant de l’œil, il y aurait à bord un joli chargement decontrebande à l’adresse de l’Angleterre que ça ne m’étonneraitpas.

– Moi non plus, père Mahorec.

– Il faut vous dire que voilà plus d’unmois que le brick est au Havre.

– Vraiment ?

– C’est le second qui commandait. Ilparle anglais comme vous et moi.

L’inconnu sourit.

– C’est un grand diable de mulâtre, trèsbon enfant. Tous les jours lui et les matelots venaient à terre, etj’ai idée qu’ils faisaient leur chargement à la sourdine. Peut-êtremême que le gouvernement leur a donné un coup de main enconseillant aux douaniers du port de ne pas y regarder de tropprès.

– Vous croyez ?

Le père Mahorec prit un air rusé etcontinua :

– J’ai toujours idée que nous allonsavoir une bonne guerre avec l’Angleterre.

– Alors, à votre idée, ce brick serait uncorsaire ?

– Peut-être bien. À preuve que lecapitaine que personne ne connaissait et n’avait jamais vu à bord,est arrivé de Paris.

– Quand donc ?

– Il y a trois jours ; et il paraîts’impatienter beaucoup du mauvais état de la mer.

– Alors, personne n’a vu ce capitaine enville ?

– Non, mais le second m’a dit que c’étaitun Indien qui en veut à mort aux Anglais et que le gouvernementfrançais protège.

L’homme aux boucles d’oreilles fit encorequelques questions au père Mahorec.

Mais ce fut en pure perte. Le père Mahorecavait, comme on dit, vidé son sac.

Il avait dit tout ce qu’il savait.

D’autres matelots entrèrent dans le cabaret dela Fille-Sauvage et l’homme aux boucles d’oreilles serrala main au père Mahorec sans lui avoir dit son nom.

La journée s’écoula.

Vers le soir, le cabaret se vida.

Les uns s’en allèrent coucher à bord de leursnavires, les autres courir les petites rues tortueuses quiavoisinent le port.

Alors l’homme aux boucles d’oreilles revint etdemanda à souper.

La fille du cabaretier lui dit :

– Vous plairait-il de souper encompagnie ?

– Certainement, répondit-il, sans quecette question parût lui causer la moindre surprise.

– Voulez-vous souper avec le second dubrick indien ?

– Je ne demande pas mieux. Oùest-il ?

– Là-haut. Dans le cabinet.

L’homme aux boucles d’oreilles monta lestementl’escalier tournant qui mettait le cabinet en communication avec lepremier étage et pénétra dans une petite salle où, en effet, unhomme était déjà à table.

À la vue du nouveau venu, cet homme se leva etsalua avec toute la déférence d’un inférieur.

– Eh bien ? dit l’homme aux bouclesd’oreilles, en fermant la porte.

– Tout est prêt.

– Nos hommes sont à bord ?

– Oui.

– On ne les a pas reconnus ?

– Aucun. Milady a passé trois fois à côtéde Franz, qui fumait sur la dunette, et ne l’a pas mêmeregardé.

– Et Milon ?

– Il s’est fait une tête bronzéeadmirable et il a teint ses cheveux en noir.

– Tu réponds du reste del’équipage ?

– Comme de moi-même.

– Noël, dit l’homme aux bouclesd’oreilles, tu es un garçon intelligent.

– Maître, répondit le second du brickindien, je n’ai pas passé dix années à Toulon sans devenir un peumarin.

– Partons-nous demain ?

– La mer est bien mauvaise. Mais c’estégal, c’est mon avis !

– Et puis, ça me connaît la tempête, ditl’homme aux boucles d’oreilles, qui n’était autre queRocambole.

Noël, car c’était lui, le second du brickindien, se prit à sourire et dit :

– Quand on pense que Ali-Remjeh n’attendqu’une chose pour filer.

– Un pilote ?

– Oui.

– Eh bien ! il l’aura demain…

Et Rocambole se mit à table.

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