Le Dernier mot de Rocambole – Tome II

Chapitre 39

 

On avait mis la chaloupe à la mer.

Rocambole avait dit vrai. Les côtes anglaisesapparaissaient nettement dans la brume transparente du matin, car,la tempête apaisée, le ciel s’était éclairci peu à peu.

Sur l’ordre de Rocambole, on avait transportédans la chaloupe tout ce qui appartenait à milady et à sesenfants.

Ceux-ci dormaient.

Pour combattre efficacement le mal de mer, lecuisinier lui avait apporté du thé brûlant auquel Rocambole avaitfait mêler un narcotique puissant.

La jeune fille, le vieillard, et enfin Lucien,s’étaient successivement endormis.

Maintenant les canons du brick illuminant tousses sabords à la fois, ne les eussent point réveillés.

Quand tous les préparatifs ordonnés parRocambole eurent été faits, Milon descendit dans la cabine ducapitaine.

– Maître, dit-il, tout est prêt.

– Ah ! fit Rocambole, voici doncl’heure de la séparation.

– Maître, maître, murmura Milon tout ému,cette séparation sera-t-elle donc bien longue ?

– Je ne sais pas, répondit-il.

– Mais nous reverrons-nous, aumoins ?

– Je ne sais pas, dit encore Rocambole.Maintenant, écoute bien mes instructions.

– Parlez, maître.

– Voici deux lettres pour Londres, l’uneà l’adresse de miss Cécilia, que je remercie de m’avoir prêté sonconcours contre les Étrangleurs.

– Il est certain, murmura Milon, qu’ellenous a donné un rude coup de main.

– L’autre est pour le célèbre docteurchimiste Kerschoff, un Allemand, établi à Londres.

– Et quand j’aurai porté ces deuxlettres ? demanda Milon.

– Tu accompagneras milady au packett, etne la quitteras, elle et ses enfants, que lorsqu’ils serontembarqués.

– Après ?

– Après, tu iras en Écosse, ainsi qu’ilest convenu entre nous, et tu retireras les titres de propriété decette fortune qui appartient à Gipsy, des mains du docteurMac-Ferson.

– Et je retournerai en France ?

– Naturellement.

– Mais, dit Milon ému, de quelle utilitésera une pareille fortune à cette pauvre fille qui estfolle ?

– D’abord, dit Rocambole, elleguérira.

– Vous croyez, maître ?

– J’en suis sûr. Quand elle sera guérie,elle épousera Marmouset.

– Ah ! fit Milon.

– Et j’ai la conviction, ajoutaRocambole, que Marmouset saura faire un bon usage de cette fortuneque lui apportera Gipsy.

– Maître, maître, murmura Milon dontl’émotion grandissait, j’ai d’affreux pressentiments.

– Lesquels, mon bon Milon ?

– Quelque chose me dit que vous quittezl’Europe.

– Oui.

– Pour toujours…

– Non, dit Rocambole. Moi aussi, je suisfataliste et une voix secrète me dit que c’est à Paris que jereviendrai mourir.

Puis le major Avatar rejeta en arrière sa têteintelligente et pâle que son regard dominateur éclairait en cemoment d’un reflet pour ainsi dire prophétique.

– Écoute-moi, Milon, dit-il, écoute-moi,toi l’innocent longtemps jeté au bagne.

– Parlez, maître.

– J’ai été le pire des scélérats. Dieu apermis que je fusse touché par le repentir ; mais il ne m’aaccordé cette grâce qu’à la condition que le reste de ma vie seraitconsacré heure par heure et minute par minute à faire le bien.

Une fois déjà j’ai cru ma mission accomplie etj’ai voulu chercher le repos dans la mort.

La façon miraculeuse dont j’ai été sauvé m’aprouvé que Dieu ne voulait pas que je meure. Cette lutte commencéeà Londres, continuée à Paris avec les Étrangleurs, je dois laterminer dans l’Inde.

Milon cacha sa tête dans ses deux mains etquelques larmes coulèrent le long de ses doigts.

– Et vous ne m’emmènerez pas ?dit-il.

– Non, dit Rocambole, il faut que turestes en Europe pour exécuter mes ordres.

Milon s’inclina en signe d’obéissance.

Rocambole tendit en même temps que les deuxlettres, un gros pli cacheté à Milon.

Il avait écrit dessus :

Pour Marmouset.

– C’est bien, dit le vieux colosse.

– Et maintenant, mon vieil ami, achevaRocambole en lui tendant la main, l’heure est venue de nous direadieu.

– Au revoir ! voulez-vous dire,maître ? s’écria Milon, qui porta à ses lèvres la main deRocambole et la couvrit de ses larmes.

– Je l’espère ! dit le maître avecun mélancolique sourire.

**

*

Quelques minutes après, on avait descendu dansla chaloupe Lucien, Marie Berthoud et son vieux père, tous troisendormis.

Rocambole présidait à l’embarquement.

Il se tourna vers milady.

Milady, appuyée au bastingage, en haut del’échelle de tribord, promenait autour d’elle le regard hautaind’un lutteur vaincu par la fatalité.

– Madame, lui dit Rocambole, Milon vousremettra un million dans un mois.

Elle s’inclina sans mot dire.

– Madame, ajouta-t-il, remerciez Dieu devous avoir donné un fils brave, honnête et loyal : soncaractère et sa vertu ont plaidé votre cause là-haut.

Dieu ne châtiera pas la mère coupable, parcequ’il ne veut pas briser le cœur du fils.

Milady ne répondit point.

Altière et l’œil sec, elle descendit dans lachaloupe.

Rocambole vit l’embarcation s’éloigner dunavire.

Longtemps il la suivit des yeux ; puis,lorsqu’elle ne lui apparut plus que comme un point noir àl’horizon, il se tourna vers Noël et lui dit :

– Route de l’Inde, maintenant !

Et il monta sur son banc de quart, sonporte-voix à la main.

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