Le Dernier mot de Rocambole – Tome II

Chapitre 46

 

Gustave Marion ne s’était pourtant pas évanouien tombant, mais il avait été frappé d’une sorte de paralysiepartielle, à moitié morale, à moitié physique.

L’épouvante l’avait si fort dominé que sescheveux se hérissaient en même temps que ses jambes refusaient desupporter le poids de son corps.

Peut-être même fût-il demeuré longtemps danscet état, si la porte vitrée ne se fût ouverte brusquement, livrantpassage à cette femme qui, tout à l’heure, pleurait agenouillée aupied du lit mortuaire.

Les larmes ne coulaient plus, ses yeux séchésbrillaient d’un éclat orageux ; elle était pâle et ses narinesfrémissantes attestaient sa colère.

L’épouvante de Marion, dont la paralysiestupéfiante continuait, s’en accrut.

Cette femme qu’il avait si bien reconnue toutà l’heure, ne se ressemblait plus à elle-même.

Ce n’était plus ce visage mélancolique etdoux, ce n’étaient plus ces yeux remplis d’une indéfinissabletristesse et tout ce corps élégant et souple qui avait deslangueurs voluptueuses.

La Belle Jardinière avait fait place, tout àcoup, à une femme au regard ardent et fatal qui saisit brusquementle jeune homme à terre et lui dit d’une voix brève,impérieuse :

– Levez-vous !

Et la paralysie cessa, comme parenchantement ; et, sous le feu de ce regard, Gustave Marion seleva, comme si un courant galvanique eût parcouru tout soncorps.

Elle le prit par la main, et le poussa plutôtqu’elle ne l’entraîna, dans cette chambre tendue de noir, sur lesmurs de laquelle les cierges projetaient une lueur sinistre.

– Puisque vous voulez voir, dit-elle,approchez… approchez donc !

Et son accent avait une ironie sauvage.

M. Gustave Marion, qui était, selonl’expression de M. de Montgeron, un joli crevé,avait cependant fait preuve de sa bravoure.

Il s’était fait administrer, en différentescirconstances, une demi-douzaine de coups d’épée dont il avait faitgrand bruit dans le monde.

Mais, avouons-le à sa honte, il était en proieà une terreur sans nom.

Il se tenait debout parce que cette femme leregardait ; mais il n’aurait pas eu la force de rester sur sesjambes si elle eût un moment tourné la tête.

Elle l’avait attiré tout près de ce lit deparade aux quatre coins duquel brûlaient des cierges mortuaires, etelle lui disait :

– Mais regardez donc !

Il obéissait à cette volonté dominatrice souslaquelle il pliait comme un roseau sous l’effort du vent, ilregardait avec épouvante ce cadavre qu’il reconnaissaitparfaitement.

C’était bien le marquis Gaston deMaurevers.

Il était encore couvert d’un pantalon develours épinglé, serré au genou, un pantalon de cheval, comme ondit.

Ses pieds étaient chaussés de fines bottesvernies.

Mais l’habit, le gilet, la cravate, avaientdisparu.

La chemise était ouverte et laissait voir sapoitrine ensanglantée.

Une blessure triangulaire s’ouvrait béanteau-dessous du sein gauche, ses lèvres bordées de quelques gouttesde sang coagulé.

Était-ce un coup de poignard ?

Était-ce un coup d’épée ?

Le marquis était-il mort, tué loyalement enduel ?

Ou bien avait-il succombé sous le fer d’unassassin ?

Gustave Marion, frissonnant, se posait cettequestion.

Il s’en posait même encore uneautre :

Le visage à peine contracté, le sang à peinefigé sur les bords de la blessure, la pose même du cadavre, toutsemblait annoncer que la mort remontait à quelques heuresseulement, une journée au plus.

Or, il y avait déjà un an que Gaston deMaurevers avait disparu.

Pendant un an, toutes les polices du mondes’étaient mises à sa recherche, sa famille consternée avait publiéson nom dans tous les journaux.

Et tout cela avait été en pure perte.

Qu’était donc devenu le marquis pendant toutecette année, puisqu’il n’était mort que de la veille ?

Cette question, que l’esprit troublé deGustave Marion s’adressait, était la complication suprême de cetteénigme épouvantable.

Et pendant ce temps, debout, hautaine, l’œilen feu, la lèvre ironique, la Belle Jardinière disait avec unaccent sauvage :

– Mais regardez donc, monsieur, regardezdonc !

Les dents de M. Gustave Marions’entrechoquaient de frayeur.

Peut-être même avait-il plus peur encore decette femme vivante que de cet homme mort.

Tout à coup, elle lui reprit la main.

– Maintenant, dit-elle,écoutez-moi !

Et sa voix avait un sifflementmétallique ; et son regard brûlait les yeux du jeunehomme.

Il essaya de balbutier quelques mots, mais seslèvres ne s’entr’ouvrirent point.

La Belle Jardinière continua :

– Depuis un mois, monsieur, vous venezici chaque jour, sous le prétexte de m’acheter des fleurs. Puis,découragé par ma froideur, vous avez corrompu un de mes domestiqueset, grâce à lui, vous avez pu pénétrer jusque dans cettechambre.

Vous aviez cru aller à une aventure d’amour,et vous vous trouvez en face d’un cadavre. Êtes-vousguéri ?

Et il y avait dans sa voix une ironiefarouche.

Et comme il ne répondait pas et palpitait sousle regard qui le ravageait par tout le corps, ellepoursuivit :

– Si vous voulez vivre vieux, monsieur,vous me ferez un serment.

Il leva sur elle son œil épouvanté, comme s’ileût voulu lui demander la formule de ce serment.

– Vous me jurerez, reprit-elle, la mainétendue sur ce cadavre, que jamais vos lèvres n’articuleront un motde ce que vous avez vu…

Il continuait à trembler ; mais seslèvres ne s’ouvraient point.

– Mais jurez, monsieur, mais jurezdonc ! s’écria-t-elle.

Et la voix était si impérieuse qu’il sembla,en ce moment, à Gustave Marion, que cette femme tenait sa vie dansses mains et qu’elle n’avait qu’à vouloir pour qu’il devînt uncadavre comme celui qui était devant lui.

– Jurez donc ! répéta-t-elle pour latroisième fois.

Il fit un effort suprême, étendit la main etmurmura d’une voix éteinte :

– Je le jure !

Alors, comme dans une féerie de théâtre, lescierges s’éteignirent brusquement et la chambre se trouva plongéedans l’obscurité.

En même temps, la Belle Jardinière lui prit lamain et lui dit :

– Venez !

Et il se sentit entraîné par elle hors de lachambre funèbre, à travers le corridor, puis dans l’escalier ;puis, tout à coup, elle le poussa hors du vestibule dont la portese referma.

Et M. Gustave Marion, à bout de forces,tomba évanoui dans le jardin, au bas des marches du perron.

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