Le Dernier mot de Rocambole – Tome II

Chapitre 33

 

Nous avons dit quelques mots des Carrièresd’Amérique et c’est là que nous avons retrouvé le Pâtissier,un des hôtes habituels de l’Auberge des Innocents, le plusredoutable de ces trois asiles où les voleurs se réfugiaientpendant les nuits froides de décembre et de janvier.

Mais, à l’époque où se déroule notre histoire,les Carrières d’Amérique, situées au nord de la Villette,n’étaient déjà plus inviolables et inviolées.

La police y était venue plusieurs fois.

D’abord, elle s’était vue repoussée avecperte.

Puis elle avait été victorieuse.

L’Auberge des Innocents avait été lethéâtre de rixes sanglantes entre les voleurs et les sergents deville ou les agents de la brigade de sûreté.

Cependant, en fin de compte, comme depareilles campagnes offraient des périls sans nombre, la police neles renouvelait que rarement et les hôtes mal famés desCarrières d’Amérique y étaient revenus.

Huit nuits sur dix, même, ils voyaient arriverle jour sans avoir été inquiétés.

Les malfaiteurs ont un peu de ce génied’exploration aventureuse qui caractérise les Anglais.

Chassés peu à peu par les peuples, d’abordasservis, les Anglais découvrent de nouvelles îles, de nouveauxcontinents et y plantent leurs drapeaux.

Traqués dans un endroit, les voleurs semettent à la recherche de nouvelles retraites et ils s’y réunissentet y vivent tranquilles longtemps, avant que la police ne parvienneà les dépister de leur nouveau gîte.

Les premières carrières où se réfugièrent lesvagabonds, les repris de justice et tous ceux qui avaient de bonnesraisons pour fuir la rue de Jérusalem et ses phalanges, furentcelles de Vanves, de Montrouge et d’Issy.

La police les en chassa.

Émigrants nocturnes, ils traversèrent Paris etélirent domicile aux Carrières d’Amérique.

Aujourd’hui, les Carrières d’Amériquesont désertées pour celles de Pantin.

De tous les anciens villages élevés jadis auxportes de la capitale, Pantin est le plus fameux.

À telle enseigne que l’argot lui a fait unemprunt célèbre.

Dans les maisons centrales, dans les bagnes,où l’on parle l’idiome des voleurs, on ne dit jamais Paris, on ditPantin.

Quand vous avez gravi soit l’interminable ruede Paris-Belleville et dépassé l’église, soit les buttes Chaumont,fameuses par une défense héroïque en 1814, et aujourd’huiconverties en jardin populaire, un vallon aride, sans eau, sansverdure, au milieu duquel s’élèvent çà et là de hideusesconstructions qui suintent la misère par toutes leurs lézardes,s’allonge sous vos pieds.

À droite, les jolis coteaux deRomainville ; à gauche, dans le lointain, la plaineSaint-Denis que traversent les chemins de fer du Nord et del’Est.

Au-dessous de vous, cette vallée énorme etdésolée qui vous apparaît comme un coin de l’Arabie Pétrée aumilieu de l’Arabie Heureuse.

Cela s’est appelé Montfaucon, la voirie, laterre des suppliciés, la patrie des vidangeurs, le cimetière deschevaux morts du farcin ou de la morve.

Cela s’appelle aussi Pantin.

Dans ce vallon, qui paraît avoir été creusépar un torrent et où vous ne trouveriez pas une goutte d’eau, sedressaient jadis les potences du roi, et le vent nocturne y secoualongtemps le squelette d’Enguerrand de Marigny.

C’est là que Charles IX alla contemplerles restes de l’amiral de Coligny.

C’est là encore que pendant bien longtemps onlaissa pourrir sans sépulture les corps des suppliciés.

Aujourd’hui, ce n’est plus un charnier humain,c’est une voirie.

Quand le soleil darde ses rayons sur cetteplaine altérée sans cesse, il miroite sur de larges flaques de sanget sur des ossements blanchis.

Des nuées de rats s’y montrent en plein jour,marchant en colonnes serrées comme ces fourmis monstrueuses dunouveau monde qui ne laissent après elles que la désolation et lamort.

S’il prenait fantaisie un jour à l’édilité dedéplacer la voirie, de la transporter du nord au sud, de ce sombreval de Montfaucon aux plaines de Vanves ou de Clamart aux Lilas,Paris serait envahi, prit d’assaut, exterminé.

Pendant des mois, des années peut-être, desmilliards de rats traverseraient les rues, les boulevards,inonderaient les maisons, dévorant tout sur leur passage.

Au delà de cette vallée, le petit village dePantin aligne tristement ses maisons grises, ses jardins sansverdure, et ne paraît pas se douter des horreurs quil’entourent.

Entre la voirie et Pantin, à la place mêmepeut-être où se dressaient jadis les potences royales, quelquespierres crayeuses s’amoncellent çà et là.

Ce sont les carrières.

Elles ne sont pas toutes neuves,cependant ; il y a même plusieurs siècles qu’on les apartiellement abandonnées.

Les rats en ont pris possession.

Depuis peu, les voleurs ont essayé d’enchasser les rats.

C’était aux Carrières de Pantin queTimoléon, le Pâtissier et la Chivotte conduisaient Vandaprisonnière.

– Là, avait dit Timoléon, nous sommesencore chez nous, et la police ne nous dérangera pas.

Sur les indications du Pâtissier, qui s’étaitplacé à côté du cocher, le fiacre avait traversé lesChamps-Élysées, monté la rue Miromesnil, atteint celle du Rocher,et gagné par cette dernière artère l’ancien boulevardextérieur.

Il pleuvait ; la nuit était froide. Lapopulation de Montmartre et des Batignolles était rentrée chezelle, ou s’était réunie dans ces nombreux cabarets quel’éloignement du mur d’enceinte n’a fait que multiplier.

Le cocher était ce qu’on appelle unmarron. Homme de sac et de corde, il eût transporté,pourvu qu’on le payât bien, un cadavre dans sa voiture, sanstémoigner ni étonnement ni curiosité.

Timoléon, qui se connaissait en hommes,l’avait choisi sur sa mine et lui avait dit :

– Il y a vingt francs à gagner. Le restene te regarde pas !

– Je suis sourd quand on veut, avaitrépondu le cocher.

– Il faut être sourd et aveugle, ajoutaTimoléon.

Vanda était garrottée solidement ; deplus, elle était bâillonnée.

Néanmoins, Timoléon lui avait effleuré lagorge avec la pointe du stylet de sir James, en luidisant :

– Il n’entre pas dans mes idées de tetuer, du moins pour le moment, mais si tu voulais faire laméchante, j’aurais la douleur d’en venir à cette extrémité.

Vanda était trop l’élève de Rocambole pour nepas savoir que le sang-froid, la patience et une apparenterésignation, sont les seules armes à opposer à une forcesupérieure.

Elle se tint donc tranquille et ne fit aucunerésistance.

Le fiacre suivit les boulevards extérieursjusqu’à la Villette, et là prit à gauche et se mit à gravir la rueLafayette prolongée.

Cette rue, qui descend dans Paris en droiteligne, contourne la butte Chaumont et arrive jusqu’à un carrefourde ruelles solitaires et pour la plupart bordées de murailles quienserrent des jardins.

Le Pâtissier connaissait parfaitement la routeà suivre et l’indiquait au fur et à mesure au cocher.

Quand le fiacre fut arrivé au bout de la rueLafayette, il entra dans une de ces ruelles dont nous venons deparler.

C’était la plus directe de toutes.

Elle partait du sommet de la butte etdescendait vers Montfaucon.

Le fiacre la suivit dans toute salongueur.

– Arrête ici ! dit alors lePâtissier.

On était dans les champs et le bruit de lagrande ville qui se trouvait derrière arrivait aux voyageurs commeun lointain murmure.

Timoléon coupa les cordes qui liaient lesjambes de Vanda.

Mais il ne lui détacha point les bras et luilaissa son bâillon.

– Descends, dit-il.

En même temps, la Chivotte la prit par lebras, de peur qu’elle ne cherchât à fuir.

Timoléon donna les vingt francs au cocher enlui disant :

– Tu peux t’en aller.

Puis, s’adressant à ses compagnons :

– En route, maintenant, ajouta-t-il, ettoi, ma mignonne, songe à ce que je t’ai dit, je te plante dixpouces d’acier quelque part si tu fais mine de vouloir tesauver.

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