Le Dernier mot de Rocambole – Tome II

Chapitre 47

 

Quarante-huit heures après la scène que nousvenons de décrire, le Club des Crevés était en émoi deplus belle.

On n’avait vu ni Montgeron, ni Gustave Marion,ni les quatre autres joueurs qui avaient accompagné le hardiravisseur.

Cependant, on avait passé au club la nuit toutentière, deux fois de suite.

Le tout jeune homme qui avait nom Casimir, età qui M. de Montgeron servait de tuteur dans le mondeviveur, était allé chez lui et ne l’avait pas trouvé.

M. de Montgeron, pas plus que lesautres, n’était rentré depuis deux jours.

Les Crevés délibéraient.

– Messieurs, disait l’un d’eux, je vaisvous donner mon avis.

– Voyons ?

– Nos aventuriers ont fait buissoncreux.

– Comment cela ?

– Je n’ai jamais cru beaucoup à l’audacede Marion et voici, selon moi, ce qui a dû se passer. La BelleJardinière a un mari…

– Ou un amant.

– Soit ; mari ou amant, il s’esttrouvé quelqu’un qui a jeté Marion par la fenêtre.

– C’est bien possible, dit-on à laronde.

– Un amoureux qu’on jette par la fenêtrene se tue pas, poursuivit le narrateur ; il y a un Dieu pourles amoureux comme pour les ivrognes ; mais il se contusionne,se poche un œil ou se casse quelque chose.

C’est ce qui a dû arriver à Marion et onl’aura porté dans quelque auberge du voisinage.

– Mais les autres ?…

– Attendez ! Bellevue est un pays demaraîchers, de jardiniers et de blanchisseurs ; braves gensqui ont le Parisien en horreur. On aura maltraité nos amis, et,tout honteux de leur mésaventure, ils n’osent se montrer.

– Tu n’y es pas, mon bon ami, dit unevoix sur le seuil de la salle de jeu.

Tout le monde se retourna.

– Montgeron ! s’écria-t-on.

– Messieurs, dit le vicomte, je n’aiabsolument rien de cassé, et nos amis non plus. Les gens deBellevue ne sont pas aussi farouches que vous le pensez.

– Et Marion ?

– Marion est fou.

– Fou d’amour ?

– Non, fou… tout à fait fou…

M. de Montgeron prononça ces motsavec une gravité triste qui eut un effet prodigieux.

– Messieurs, poursuivit-il, vous pouvezvous dispenser de rire, car ce n’est pas une plaisante aventure queje vais vous conter.

Et Montgeron s’assit et s’essuya le front enhomme qui a passé par des émotions qui ne sont pas précisément àl’eau de rose.

– Mais enfin, qu’est-il doncarrivé ?

– La Belle Jardinière existe-t-elle, oubien Marion était-il déjà fou ?

– Je ne sais pas, dit Montgeron, maisvoici ce qui s’est passé.

Et le vicomte raconta ce que nous savons déjà,le voyage de Paris à Bellevue, par la route impériale, puis àtravers le chemin creux, et la façon toute bourgeoise dont GustaveMarion avait pénétré dans le jardin d’abord et ensuite dans lamaison.

– Les yeux fixés sur cette fenêtre oùbrillait une lumière, nous attendions, dit-il, en fumant, et assisà quelque distance de la grille sur le revers d’un fossé, lorsque,au bout d’une demi-heure, la lumière s’éteignit brusquement.

– Bon ! murmura l’un de nous, il estheureux !

Nous attendîmes une demi-heure encore, puisune heure.

La lumière ne reparaissait pas et nousn’entendions pas le moindre bruit.

– Ma foi ! m’écriai-je, je crois queMarion se moque de nous. Si la dame est si facile, qu’elle ne sedéfend même pas et ne pousse pas le moindre cri, c’est que Marionest plus heureux qu’il ne le pensait d’abord.

Dès lors, nous pouvons lui souhaiter lebonjour et nous en aller…

Et me levant, je me dirigeai vers la grilledemeurée entr’ouverte, bien décidé à sonner à la porte de la maisonet à faire savoir à la dame que notre ami était un indiscret.

La nuit était assez claire et commej’approchais de la maison, par la grande allée sablée du jardin,j’aperçus quelque chose d’immobile qui gisait à terre. Je fis unpas encore et m’arrêtai tout ému.

Ce quelque chose, c’était Marion.

Un moment, je le crus mort, et mon émotion futsi grande que je jetai un cri.

À ce cri nos amis accoururent.

Marion était évanoui.

Son corps ne portait les traces d’aucuneblessure, d’aucune contusion.

À quelle cause attribuer sonévanouissement ?

Un moment, nous songeâmes à frapper à cetteporte close, à l’enfoncer au besoin.

La prudence vint à notre aide fortheureusement.

Avant de songer à venger Marion, il fallaitsavoir de lui-même ce qui lui était advenu.

D’ailleurs, il était dans son tort, etnous-mêmes, en pénétrant la nuit dans une maison habitée, nouspouvions nous faire une situation dangereuse.

Nous chargeâmes donc Marion sur nos épaules etnous l’emportâmes hors du jardin.

Là, nous essayâmes par tous les moyenspossibles de le faire revenir à lui.

Efforts inutiles ; sans les faiblesbattements de son cœur, on eût juré qu’il était mort.

Nous étions dans un lieu désert ; le jourapprochait, et, il pouvait se faire que nous fussions surpris parles jardiniers qui se lèvent de grand matin.

Il nous eût été difficile alors d’expliquernotre présence en cet endroit.

Nous emportâmes Marion jusqu’au break.

Il n’avait pas repris connaissance et deBellevue à Saint-Cloud il fut aussi immobile qu’un cadavre.

À Saint-Cloud, nous nous arrêtâmes àl’hôtel de la Tête-Noire.

On le déshabilla, on le mit au lit et onenvoya chercher un médecin.

Au bout d’une heure de frictions, et aprèsqu’on lui eut ingurgité des cordiaux et fait respirer des sels,Marion ouvrit les yeux.

Mais alors nous fûmes tous saisis d’unevéritable épouvante.

Marion avait le regard égaré, il ne nousreconnaissait pas.

Ses dents claquaient de terreur et un délireardent s’empara de lui.

Ce délire ne l’a pas quitté ; il pleure,il rit tour à tour. Puis, de minute en minute, ils’écrie :

– N’y allez pas ! n’y allezpas !

Hier soir, il a eu une heure de calme ;nous étions tous autour de son lit.

Il nous a reconnus.

Je lui ai pris les mains, j’ai essayé del’interroger.

– N’y allez pas ! n’y allezpas ! nous a-t-il dit, avec un accent de terreur folle.

– Mais que t’est-il donc arrivé ?lui ai-je dit.

– J’ai juré ! a-t-il répondu.

Et le délire l’a repris.

Le médecin consulté nous a dit qu’il craignaitpour sa raison.

– Ah çà ! dit un des crevés,interrompant M. de Montgeron, je suppose que vous êtesallés les uns ou les autres chez le commissaire de police.

– Pour quoi faire ?

– Mais pour lui raconter cettehistoire.

Montgeron haussa les épaules.

– Mon ami, dit-il, quand on s’estaventuré dans une expédition comme celle-là, on ne s’en vantepas.

– Cependant… Marion a dû éprouver quelquemystification terrible.

– Je le crois.

– Et il serait convenable de savoir.

– Oh ! dit Montgeron, j’ai monidée.

– Ah !

– Écoutez, ajouta le vicomte, je suistellement convaincu que Marion a été la victime d’un guet-apens,que j’ai fait un serment.

– Lequel ?

– Celui de pénétrer dans la maison de laBelle Jardinière de gré ou de force et coûte que coûte.

– Seul ?

– Non, avec l’un de vous, si toutefoisquelqu’un de vous veut me suivre.

– Pardieu ! nous irons tous…

– Non, dit M. de Montgeron, unseul.

– Moi ! moi ! dirent tous lescrevés.

– Alors, tirez au sort ; je n’enemmène qu’un.

On jeta vingt noms dans un chapeau, et le plusjeune du club, celui qui s’appelait Casimir, y mit la main.

Le premier nom qu’il amena fut le sien.

– Es-tu brave ? dit Montgeron.

– Ah ! fit-il en rougissant.

– Alors, dit froidementM. de Montgeron, en route. Nous partons ce soir.

– À quelle heure ?

– À l’instant même : Ma voiture esten bas.

Et se tournant vers les autres jeunesgens :

– Messieurs, dit-il, j’exige de vous tousun serment.

– Parle, Montgeron.

– C’est que rien de cette ténébreuseaffaire ne transpirera au dehors que vous ne m’ayez revu.

Chacun donna sa parole.

– Viens, Casimir, ajoutaM. de Montgeron.

Et tous deux quittèrent le club.

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