Le Dernier mot de Rocambole – Tome II

Chapitre 5

 

La femme qui venait d’entrer n’était autre quemademoiselle Nora Pitanchel, ex-figurante du théâtre de Montrouge,présentement sans engagement, mais non sans inquiétude, car lapolice recherchait depuis longtemps cette aimable artistedramatique pour différents méfaits étrangers à sa profession.

Nous l’avons vue, il y a quelques jours, auxCarrières d’Amérique, sur le four à plâtre nommépompeusement l’Eldorado, tenir le dé de laconversation, le crachoir, comme on dit dans un certainmonde qui n’a rien de commun avec le faubourg Saint-Germain, eténumérer les divers princes russes, moldaves et autrichiens quis’étaient disputé son cœur.

Mais le temps dont elle parlait était fortloin déjà si on s’en rapportait à son visage couperosé, à sestempes estampillées par la fatale patte d’oie, et à sa bouchedémeublée.

Son costume était aussi ravagé que safigure.

Nora Pitanchel portait, sur une crinolineeffondrée et dont les cerceaux affectaient des formes injurieusespour la circonférence, une vieille jupe de soie qui n’avait plus decouleur, mais qui pouvait bien avoir été bleue.

Un caraco rouge couvrait mal ses épaulesamaigries.

Enfin elle avait enfermé à la diable, dans unfilet rouge, graisseux, ses cheveux noirs qui grisonnaient à lanaissance du front.

La femme qui l’avait interpellée à son entréedans le cabaret, n’avait rien exagéré en lui disant qu’elle avaitun œil au beurre noir.

En effet, la partie gauche de son visage étaitcomme tuméfiée, et à peine l’œil apparaissait-il au milieu d’uncercle tricolore, rouge, noir et jaune.

– Tu as reçu là un fameux atout !lui dit encore son interlocutrice.

– C’est cette canaille de Léon, réponditNora Pitanchel.

– Ton ancien ?

– Justement.

– Vous avez eu des mots ?

– C’est-à-dire qu’il m’a lâchéepour une méchante chipie qu’on appelle Zélie.

– La petite Zélie de la rue duVert-Bois ?

– Elle-même.

Au mot de rue de Vert-Bois, Milon et Rocamboleécoutèrent plus attentivement encore.

– Une jolie connaissance qu’il a faitelà, je m’en vante ! dit la femme.

– C’est pourtant aux Carrièresd’Amérique que la chose m’est arrivée, dit Nora.

– Comment donc ça ?

– Un soir, il y a huit jours de ça, onjasait à l’Eldorado. Léon n’y était pas. Zélie, que sonlogeur, le fruitier de la rue du Vert-Bois, avait mise à la portefaute de braise, était venue en garni cheznous.

Personne ne la connaissait, mais àl’Eldorado tout le monde est chez soi.

Voilà que cette petite gale se mit à raconterune histoire et à parler d’un petit garçon qu’on appelleMarmouset.

Milon étouffa un cri… mais Rocambole lemasquait et personne ne prit garde à lui.

Nora continua :

– Il y avait là un ami qu’onappelle le Pâtissier.

– Un fameux ! dirent quelques-unsdes buveurs.

– Le Pâtissier voulait savoir l’adressede Marmouset, Zélie ne veut pas la lui donner. Le Pâtissier menacede la battre. Ça fait une bagarre ! Voilà-t-y pas que je meprends d’amitié pour cette petite.

– C’est toujours comme ça que çacommence, dit la femme.

Nora reprit :

– Le lendemain, Léon arrive et nousdit : mes petits agneaux, la rousse va venir ici cette nuit.Que ceux qui ne veulent pas jaser avec les curieux demainmatin ramassent leur clique et leur claque et se donnent duvent !

Nous filons, j’emmène Zélie.

Trois jours après, ils étaient ensemble etj’étais laissée comme un vieux bas.

Mais je me suis donné du mal pendant ces troisjours ; j’en ai fait des pas et des marches pour lestrouver.

– Et tu les as pincés ?

– Oui, aux Carrières de Pantin,à l’hôtel du Dab.

– Et puis ?

– Et puis, dame ! je n’ai pas été laplus forte ! Léon m’a battue, et tous ces gredins qui étaientlà se sont mis contre moi. Ah ! les brigands ! Dire qu’iln’y en a pas eu un seul pour me défendre…

Rocambole, à ces derniers mots,s’approcha.

– Hé ! dit-il, c’est que ce sonttous des feignants et des lâches !

Et il se posa devant Nora Pitanchel, de façonà faire valoir tous les avantages de sa taille et de soncostume.

Nora le regarda.

– Tu as l’air d’un bon garçon, toi ?dit-elle.

– Et je suis solide, fit Rocambole.

– Tu me plais, dit encore NoraPitanchel.

– Toi aussi.

– Veux-tu de mon cœur ?

– Je ne demande pas mieux ; mais ilfaut que j’extermine Léon auparavant.

Nora fut charmée de l’air belliqueux que pritalors Rocambole.

En même temps, il se fit un cercle autour delui et il devint le centre de tous les regards.

– D’où donc que tu viens, toi ?demanda un des buveurs.

– J’ai fait le voyage de l’Amérique pourde bon, répondit modestement Rocambole.

Ce qui voulait dire :

« Je reviens de Cayenne. »

– Et vous êtes quitte avec laCigogne ? fit Nora.

– Pour le moment, mais ça ne durera paslongtemps : pas vrai, camarade ?

Et Rocambole regarda Milon.

Le vieux colosse se leva à son tour et montracomplaisamment ses épaules herculéennes.

On battit des mains.

– Monsieur que vous voyez là, ditRocambole, vous tue un bœuf d’un coup de poing.

– Ça se pourrait bien, murmura-t-on à laronde.

– Si tu veux venir avec nous, mamignonne, reprit Rocambole en s’adressant à Nora Pitanchel, on terecevra bien aux Carrières de Pantin.

– Et tu rosseras Léon ?

– Léon et tous ceux qui voudront ledéfendre.

– Ça me va, dit Nora, tu es monhomme.

– Eh bien ! il faut battre le ferquand il est chaud.

– Tu as raison.

– Allons-y !

Et Rocambole jeta vingt sous sur la table pourpayer les deux chopines.

Nora s’était déjà pendue à son bras.

– Bonsoir la compagnie ! ditMilon.

Et tous trois sortirent aux applaudissementsde l’assemblée.

Quand ils furent dehors, Rocambole dit àNora :

– Tu es donc à sec ?

– Oui.

– Tiens ! voilà deux roues dederrière.

– Et il lui mit deux pièces de cent sousdans la main.

Nora lui sauta au cou.

– Écoute, poursuivit Rocambole,j’exterminerai tout pour te faire plaisir, mais il y a encorequelqu’un à qui j’en veux.

– Et qui donc ?

– Le Pâtissier.

– Ah ! fit Nora Pitanchel, je douteque tu le rencontres aux Carrières de Pantin.

– Pourquoi ?

– Il n’y est pas encore venu.

– Qui sait ? fit Rocambole.

Et ils se mirent en route.

Milon se disait :

– Pour que le maître emmène cettecréature et se soit fait son chevalier galant, il faut qu’il aitson idée.

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