Le Dernier mot de Rocambole – Tome II

Chapitre 35

 

Quand la tempête règne dans la Manche, il n’ya pas de mer plus mauvaise.

Le navire fatigue et n’avance pas, et unpilote côtier seul peut gouverner avec sûreté.

Il y a quinze heures que le brick indien estsorti du bassin du Havre.

Les voiles larguées, couché sur le flanc, ilest le jouet des lames énormes.

À chaque instant, il embarque de monstrueuxpaquets d’eau.

Il a fallu fermer les panneaux et lesécoutilles.

De temps en temps, les mâts craquent sousl’effort du vent.

Cependant le pilote n’a point quitté son bancde quart, et sa voix domine toujours l’ouragan.

L’obscurité est opaque, il pleut àtorrents.

Milady est dans la cabine de la jeune fillequi doit être bientôt la femme de Lucien.

Marie Berthoud et son père sont en proie auxtortures du mal de mer.

Milady et Lucien leur donnent des soins. –Lucien anxieux, milady toujours agitée des plus noirspressentiments.

Le navire ne se brisera-t-il pas sur quelquerécif à fleur d’eau, et pour sauver cette fortune qu’elle voulaitconserver à son fils, n’a-t-elle pas mis en péril la vie de ce mêmefils ?

Et puis, une vague épouvante qu’elle n’a pasmême confiée à Ali-Remjeh s’est emparée d’elle depuis ledépart : il lui semble que les Indiens au teint cuivré,qu’Ali-Remjeh croit ses esclaves, ne lui obéiront pas ; elle acru surprendre entre eux des signes d’intelligence de mauvaisaugure.

Ce pilote surtout dont la voix domine latempête lui inspire un superstitieux effroi.

Ali-Remjeh n’a pas quitté le pont ; maisle pilote commande toujours.

Cependant, vers minuit, le chef desÉtrangleurs, dominé par une soif ardente, descend dans sa cabinepour y prendre un verre de rhum.

Milady le rejoint.

Elle est pâle, oppressée et, se jetant au coud’Ali-Remjeh, elle lui dit avec effroi :

– Mon Dieu ! n’allons-nous pas fairenaufrage ?

– Non, répond Ali-Remjeh, la mer se calmepeu à peu. Dans une heure nous serons hors de tout danger.

Il faut vous coucher, Ellen, il faut prendreun peu de repos. Demain, en vous éveillant, vous verrez le soleilresplendissant sur les vagues apaisées.

Ali-Remjeh a pris la place de milady auprèsdes deux malades, et milady s’est enfermée à son tour dans lacabine.

Elle s’est mise au lit, elle a essayé dedormir.

Vains efforts ! Ses angoissesaugmentent ; elle qui ne craignait rien, redoute à présent lenaufrage, et il lui semble que son fils bien-aimé touche à sadernière heure.

Tout à coup un bruit étrange a frappé sesoreilles.

Un bruit qui n’est ni un craquement de mât nile choc d’une lame balayant le pont, ni un mugissement du vent,mais les gémissements de voix humaines qui paraissent sortir desentrailles même du navire.

Et milady se relève et appelle Ali-Remjeh.

L’Indien revient dans la cabine ; miladylui montre l’endroit d’où paraissent sortir les voix.

Ali se penche et écoute.

Puis, tout à coup :

– Il y a des hommes enfermés dans lacale, dit-il, des hommes qui sont Indiens, car c’est dans cettelangue qu’ils se plaignent, bien qu’il me soit impossible decomprendre ce qu’ils disent, à travers les planches et à cause del’éloignement.

Ali-Remjeh, en parlant ainsi, s’est élancéhors de la cabine de milady.

Il monte sur le pont.

Là, tout le monde est à son poste ; lesdouze matelots sont à la manœuvre, le second au gouvernail.

– Qui donc a-t-on enfermé dans lacave ?

Pour la première fois, depuis quatre jours,Ali-Remjeh soupçonne une trahison.

Les hommes qui montaient le brick en arrivantau Havre étaient partis de Calcutta.

Tous appartenaient à cette secte dont il étaitle chef.

Tous doivent être tatoués sur la poitrine d’unsigne mystérieux, et le second aussi bien que les autres.

Noël est à la barre.

Il a su bronzer son visage et se donner l’aird’un Indien.

Mais sa vareuse s’est ouverte sous l’effort duvent et sa chemise flottante laisse en ce moment voir sa poitrinenue qu’éclairent les reflets du fanal de poupe.

Ali-Remjeh s’est approché sans bruit.

Son œil ardent examine Noël.

Celui-ci, tout entier à sa besogne, n’a pas vul’Indien qui se tient, du reste, à une certaine distance.

Son visage et ses mains sont enduits d’unecouleur brune ; mais sa poitrine est demeurée blanche.

Ali-Remjeh tressaille et reconnaît, dans ceprétendu capitaine indien, un homme de race européenne.

– Je suis trahi ! murmure-t-il.

Un moment, il a saisi un revolver et s’apprêteà faire feu sur Noël.

Mais Ali-Remjeh est un homme de sang-froid etd’intelligence.

– Comment cet homme a-t-il pris la placedu second venu de Calcutta ?

Et, s’il en est ainsi, l’équipage n’est-il pastout entier à ses ordres ?

Ali-Remjeh remet le revolver dans sa poche ets’éloigne, sans que Noël l’ait aperçu.

Un seul homme a vu Ali-Remjeh et peut-être adeviné ce qui se passait en lui.

C’est le pilote, qui n’a pas bougé de son bancde quart.

L’Indien quitte de nouveau le pont etredescend dans l’intérieur du navire.

Les hommes enfermés dans la cale ne sont-ilspas ceux de l’ancien équipage ?

Quand il les aura délivrés, Ali-Remjehagira.

Il descend donc dans la cale.

Là, les gémissements et les imprécations sontdevenus plus distincts.

Ali-Remjeh se dirige vers la porte du cachot,une lanterne à la main.

Mais la porte est fermée…

Et comme le chef des Étrangleurs chercheautour de lui un levier, un outil quelconque, pour l’enfoncer, unhomme se dresse tout à coup devant lui.

Et Ali-Remjeh recule en jetant un cri, commes’il venait de voir un mort sortir de sa tombe…

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