Le Dernier mot de Rocambole – Tome II

Chapitre 26

 

Ali-Remjeh, car c’était lui, s’arrêta à deuxpas de milady frémissante et qui levait sur lui un regardéperdu.

– Miss Ellen, dit-il, brandissanttoujours son poignard, que sont devenus tes serments ? Avecqui as-tu trahi la foi que tu m’avais jurée ?

Elle ne répondit pas.

– Miss Ellen, continua Ali-Remjeh, jesais tout. Un autre possède maintenant votre cœur et vous avezcessé de m’aimer.

– Grâce ! balbutia-t-elle,grâce !

– Non, dit Ali-Remjeh, pas degrâce ! Franz et toi vous êtes condamnés à mourir, maisauparavant je veux savoir où est mon fils.

Et, comme il prononçait ce nom, sa voixirritée devint plus douce et sa fureur se calma comme parenchantement.

Milady le regardait avec épouvante ; etpourtant au travers de cette épouvante on aurait vu poindre unecertaine admiration.

Ali-Remjeh était toujours le bel Indiend’autrefois, et le soleil torride, qui avait pesé vingt années sursa tête, s’était montré impuissant à le vieillir et à creuser sonfront de rides profondes.

– Mon fils ! où est mon fils ?répéta-t-il.

Et il y avait dans sa voix un certain accentde prière, bien qu’il eût toujours le poignard levé.

Milady entrevit une chance de salut.

– Mon fils, dit-elle, je le vois tous lesjours, et il adore sa mère !

Ali-Remjeh jeta son poignard, comme s’il eûtcraint de ne pouvoir résister à sa soif de vengeance.

Milady se mit à genoux :

– Oui, dit-elle, vous avez raison… jesuis coupable… j’ai trahi mes serments… mais ce crime doit-ilm’être imputé tout entier ?

Pendant vingt années, Ali, ne m’avez-vous pasdélaissée, abandonnée, m’intimant, par la bouche de vos esclaves,les ordres les plus cruels ?

Pendant vingt années ne m’avez-vous pasinterdit de voir mon fils ?

– Je ne m’appartenais pas, ditAli-Remjeh.

– Moi, continua milady, j’étais seule… enproie à mes remords… sans un ami, sans une affection vraie autourde moi… Un homme dont vous aviez fait mon complice, un misérable,si vous le voulez, s’est pris pour moi d’un amour violent etinsensé, il m’a poursuivie, il m’a obsédée… il est devenu monmaître en me rappelant sans cesse mon crime…

Et milady se traînait aux genoux de cet hommequi avait repris tout à coup sur elle son empire sauvage et fatal,et que, huit jours auparavant, elle croyait ne plus aimer, au pointde redouter son retour.

– Oui, disait-elle en proie à une sortede délire, je t’ai trahi… je suis infâme !… je mérite la mort…tue-moi !… mais auparavant, laisse-moi revoir notrefils.

Cette corde avait déjà vibré ; milady, enla touchant une dernière fois, apaisa tout à fait Ali-Remjeh.

Il la releva, la regarda longtemps et lui ditenfin :

– Tu es toujours belle !

Milady était sauvée.

– Mais, reprit-il après un silence, jeveux tuer cet homme ! je veux le tuer, entends-tu ?

Milady courba la tête.

Elle venait d’abandonner le major Hoff.

Ali-Remjeh continua :

– Je suis libre à présent, j’ai résignéen d’autres mains le pouvoir terrible que j’ai exercé si longtempset qui m’a tenu vingt années éloigné de l’Europe.

Je ne suis pas Ali-Remjeh, le chef desÉtrangleurs ; je suis Rostuck pacha, un homme que le vice-roides Indes et tout le gouvernement britannique ne sauraientreconnaître. Tu es riche, je le suis aussi… je viens techercher…

– Mais où veux-tu me conduire ?demanda milady.

– En Amérique. Un navire qui m’appartientnous attend au Havre…

– Et notre fils ?

– Nous l’emmènerons.

– Mais c’est un grand beau jeune hommequi va se marier.

– Nous emmènerons sa fiancée.

Et tandis qu’Ali-Remjeh parlait, milady sesouvint…

Elle se rappela le major Avatar, et sesmenaces terribles, et les conditions qu’il lui avait faites uneheure auparavant.

Se redressant alors et prenant la main del’Indien, elle lui dit d’une voix brève que l’anxiété rendaitsifflante :

– Ali, tu te crois libre ?

– Je le suis.

– Tu te trompes. Dans deux jourspeut-être nous serons prisonniers tous deux.

– Prisonniers !

– Oui.

– Et de qui ?

– Du gouvernement britannique. On noustraînera devant une cour de justice, on nous condamnera, toi commele chef des Étrangleurs, moi comme parricide…

Ali-Remjeh poussa un éclat de rire.

– Bah ! dit-il, tu sais quel’Angleterre a mis ma tête à prix, et ma tête pouvait n’être passolide sur cette terre anglaise…

– Elle ne l’est pas davantage ici, ditmilady.

– J’ai un passeport turc, réponditAli-Remjeh, et l’extradition ne saurait m’atteindre.

– Tu te trompes…

Et milady qui était encore sous l’impressionde terreur que lui avait fait éprouver sa conversation avec lemajor Avatar, milady raconta à Ali-Remjeh tout ce que cet homme luiavait dit, tout ce qu’elle savait.

L’Étrangleur reparut dans cet homme qui nevoulait plus vivre que pour sa femme et pour son enfant :

– Ah ! dit-il, montrant, en un rireféroce, ses dents éblouissantes, il y a donc un homme qui oselutter contre moi ?

– Oui.

– Je le briserai.

– Ou il vous brisera, dit milady avec unaccent de terreur suprême.

Mais Ali-Remjeh avait retrouvé sonsang-froid.

– Et cet homme, dit-il, t’a donnévingt-quatre heures de réflexion ?

– Oui.

– Eh bien ! dans vingt-quatre heuresnous serons loin de Paris.

– Mais notre fils ?…

– Nous l’emmènerons avec nous, tedis-je.

Et comme Ali-Remjeh parlait ainsi, des pas sefirent entendre dans le corridor et on frappa à la porte.

Milady pâlit et se prit à trembler.

La porte s’ouvrit, le major Hoff entra.

Ali-Remjeh recula d’un pas, et miladyépouvantée cacha sa tête dans ses mains.

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