Le Dernier mot de Rocambole – Tome II

Chapitre 19

 

Tandis que Rocambole exposait des plans àVanda, une scène toute différente avait lieu dans un endroit deParis bien éloigné de la rue Saint-Lazare, situé à l’extrémiténord-est de l’ancien faubourg de la Villette et qui porte le nom deCarrières d’Amérique.

Quand la grande ville commence à s’apaiser,que les voitures suspendues roulent seules sur le boulevard, queles magasins se ferment et que le Paris des travailleurs songe aurepos, les Carrières d’Amérique, vrais repaires desauvages à la porte de la civilisation, se peuplent peu à peu deleurs hôtes accoutumés.

Là le voleur qui fuit la police, le repris dejustice en rupture de ban, le vagabond sans feu ni lieu, lacourtisane des rues qui n’a pas de chez elle, trouvent unrefuge pour la nuit.

L’été, le fond des puits est frais.

L’hiver, le dessus des fours à plâtre répandune douce chaleur.

On trouve l’un et l’autre aux Carrièresd’Amérique.

Ce soir-là, – minuit approchait, – la réunionétait nombreuse et choisie sur le four du milieu, celui qui avaitreçu la dénomination pompeuse d’Eldorado.

Il y a trois fours célèbres aux Carrièresd’Amérique.

Le premier s’appelle l’Hôtel desPetits-Oignons.

Le second a été baptisé l’Auberge desInnocents.

Le troisième est l’Eldorado.

L’Hôtel des Petits-Oignons estfréquenté par les vagabonds qui n’ont pas encore leurs diplômes demalfaiteurs.

Quelques filles douteuses qui abordent lacarrière du vice d’un pas mal affermi encore s’y risquentquelquefois.

Les voleurs y sont rares.

L’Auberge des Innocents est uneatroce antithèse.

On n’y reçoit que les gens qui ont subi aumoins trois condamnations.

Un homme qui n’a fait que six mois de prisonen est exclu.

Le vice a ses aristocraties, tout aussi bienque la vertu.

L’Eldorado justifie son nom badin,c’est le rendez-vous des loustics, des libres penseurs, deschanteurs ambulants et des danseuses de carrefours.

On y parle des nouveautés de toutes sortes quise révèlent chaque jour dans Paris.

Les chiffonniers y sont très bien vus. On yapplaudit les saltimbanques. Le titi y raconte la dernière féeriede Bobinot.

Le monsieur qui a mis sa jolie figure enloterie daigne s’y montrer quelquefois.

À l’Hôtel des Petits-Oignons, levoleur dort un œil ouvert, l’oreille tendue aux bruits lointains,prêt à détaler si une ronde de police vient à passer.

À l’Auberge des Innocents, on cause àvoix basse et on se raconte de sinistres histoires, quand on nemédite pas quelque crime.

À l’Eldorado, on fait salon.

C’est l’hôtel Rambouillet de la guenille,l’Académie de la hotte et du crochet, la cour du Belair de la fange.

On y passe les nuits comme à la maisond’Or.

On y boit du vin bleu et de l’eau-de-vie degrain avec autant d’entrain que du vin de Champagne ; on ytourne le madrigal entre deux chiques à l’adresse d’une Chloris decarrefour échappée de Saint-Lazare.

Or, donc, cette nuit-là, l’Eldoradoétait en grande liesse.

Un chiffonnier, qui avait autrefois rédigé leMoniteur des loques, journal satirique et littéraire, selivrait à une critique acerbe du dernier drame de l’Ambigu.

Mademoiselle Nora Pitanchel, ex-figurante duthéâtre de Montrouge, faisait un cours de vertu à l’usage de toutle monde, et racontait l’histoire d’une demi-douzaine de princesrusses qui étaient morts d’amour pour elle.

Un sceptique, le vieux marchand de coco que lepercement du boulevard du Prince-Eugène avait ruiné et réduit auvagabondage, interrompit une des histoires de Nora Pitanchel parcette question à brûle-pourpoint :

– Tu crois donc à l’amour, toi ?

– Mais pas à la gloire, réponditNora.

Une jeune fille, une nouvelle venue, encorejolie, encore un peu timide, leva la tête à ces mots etdit :

– Je sais bien des gens qui aiment pourle plaisir d’aimer.

– Oh ! c’te farce ! fit lemarchand de coco. Où as-tu pêché ça, Zélie ?

– Si je vous racontais mon histoire avecGustave, répondit Zélie, vous ne la croiriez pas ; pourtantnous nous aimions bien, allez ! mais Gustave estbloqué et vous ne pourriez pas y aller voir.

– Alors, qu’est-ce que tu nouschantes ?

– Mais vous pouvez aller dans la maisondont on m’a mise à la porte ce matin, parce que je devais un moisde loyer de mon cabinet, à preuve qu’on m’a gardé mes nippes.

– Eh bien ! qu’est-ce qu’on y voitdans cette maison ? demanda Nora Pitanchel.

– On y voit un garçon de dix-huit ans quiest amoureux d’une belle fille comme les amours et qui est folle.Oh ! mais, folle !…

Elle ne veut souffrir personne auprès d’elle,si ce n’est lui… Et puis elle pleure, et elle rit… et tout çapresque à la fois…

– Et c’est pour ça que l’autrel’aime ?

– Je ne sais pas ; mais ce que jepuis vous dire, voyez-vous, c’est qu’il n’y a pas de mère quiprenne soin de son marmot comme lui de la jeune fille.

Il couche au pied de son lit, il se lève dixfois dans une nuit pour voir si elle dort.

L’autre jour, elle était plus malade qu’àl’ordinaire, il pleurait que ça nous fendait l’âme.

– Si j’ai jamais un amoureux comme ça,dit Nora, je le ferai empailler de peur qu’on ne me le vole.

– Et comment s’appelle-t-il, cet amoureuxchef d’emploi ? demanda le marchand de coco qui avaitfréquenté jadis les petits théâtres.

– Oh ! il a un drôle de nom, et jecrois bien qu’il a été une jolie pratique dans son temps. Je croismême en avoir entendu parler autrefois par Gustave qui connaissaittout le monde. Il s’appelle Marmouset.

Le four de l’Eldorado n’est pas àplus de vingt pas de l’Auberge des Innocents.

Quand le vent y est, les dormeurs sinistres dece repaire entendent distinctement toutes les joyeuses foliesdébitées à l’Eldorado.

À ce nom de Marmouset, un homme se dressa, àl’Auberge des Innocents, et s’approcha del’Eldorado :

– Faites-moi donc un peu de place, lesenfants.

– Tiens ! dit Nora, c’est vous,Pâtissier ?

– Oui, répondit l’ancien chef desravageurs, et comme on parle de mon enfant chéri, Marmouset, jevoudrais avoir de ses nouvelles.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer