Le Dernier mot de Rocambole – Tome II

Chapitre 3

 

De tous les hommes soumis directement àl’autorité de la préfecture de police, le cocher de fiacre ou deremise est le plus tremblant, peut-être parce qu’il est le plussouvent en défaut.

Les faits-divers des grands journauxrapportent à chaque instant l’histoire d’un honnête cocher quirapporte trente mille francs trouvés dans sa voiture ; maisils ne disent pas assez combien ce serviteur du public est grossierà ses heures, insolent, narquois, brutal, quand il se croit assuréde l’impunité.

Le cocher qui renverse un piéton fouette soncheval à tour de bras et se sauve.

Le cocher mécontent d’un mince pourboireépuise le vocabulaire des injures.

Aussi cette gent mal famée a-t-elle grand’peurde la police.

Celui à côté duquel venait de monter Rocambolecrut voir en lui un haut représentant de l’autorité.

Aussi ne chercha-t-il point à s’insurgercontre la prétention de notre héros de monter à côté de lui.

Rocambole lui dit :

– Tu n’as pas besoin d’aller trop vite.Si je ne te conduis qu’à la préfecture, nous avons le temps.

Dans le cas contraire, nous rattraperons letemps perdu.

Cependant le cocher essaya de payerd’audace.

– Vous êtes un drôle de bourgeois tout demême, dit-il.

– Tu crois ?

– Dame ! Vous ne savez pas bien oùvous voulez aller.

– Cela dépend de moi.

– Faut croire, dit encore le cocher, quevous voulez prendre l’air, ce matin, et fumer votre cigare.

– D’abord.

– Et que ça vous est égal, l’endroit oùl’on va.

Mais Rocambole arrêta sur lui un regard calmeet froid :

– Mon bonhomme, dit-il, ce n’est pas lapeine de jouer au fin avec moi et tu perds ton temps. En deux mots,je vais te mettre au courant.

– Voyons ? dit le cocher defiacre.

– Si je te mène à la préfecture, tu yresteras, jusqu’à ce que ton affaire soit éclaircie.

– Mais, dit le cocher avec un mouvementd’effroi, on n’arrête pas les honnêtes gens.

– Quand ils prouvent qu’ils sonthonnêtes, non.

– Ça ne m’est pas difficile.

– C’est ce que nous allons voir, et jevais te prouver que tu pourrais te tromper. Tu as roulé cette nuit,n’est-ce pas ?

– Pardieu ! Faut-il pas que je gagnema vie ?

– Cela dépend au service dequi !

Et Rocambole, que l’attitude embarrassée ducocher confirmait de plus en plus dans ses soupçons,ajouta :

– Puisque tu ne veux pas me dire ce quetu as fait cette nuit, je te le dirai, moi.

– Ah ! fit le cocher entressaillant.

– Tu es parti de la rue Marignan…

– C’est mon quartier.

– Et tu es allé à Romainville.

La mine stupéfaite du cocher ne laissa plus undoute à Rocambole.

– Tu avais dans ta voiture, poursuivitRocambole, une femme qu’on avait attachée et qui avait un bâillondans la bouche.

Le cocher pâlit.

– Maintenant, continua Rocambole, je voisqu’au lieu de commencer par la préfecture, nous allons faire untour à Romainville.

– Mais… monsieur…

Rocambole tira sa montre :

– Je n’ai que deux heures à dépenser,dit-il, ainsi ne perdons pas de temps. Allons à Romainville, etprends bien garde de suivre un autre chemin que celui que tu aspris cette nuit.

– Monsieur, dit le cocher, je vois bienque vous êtes un rousse et qu’on ne vous monte pas lecoup.

– On essaye, fit Rocambole avec unsourire, mais on ne réussit pas toujours.

– Mais je vous jure que je ne connais pasles deux hommes et la femme qui ont emmené l’autre, dit lecocher.

– Ah ! il y avait deuxhommes ?

– Oui.

– Et une femme ?

– Vous le savez aussi bien que moi.

– Peut-être… dit Rocambole, mais je veuxvoir si tu essayes de m’enfoncer.

Le cocher tremblait et avait de la peine àtenir ses guides.

Rocambole poursuivit :

– Comment étaient les deuxhommes ?

– Il y en avait un grand et gros, avecdes cheveux presque blancs.

– Qui s’appelait Timoléon, dit Rocamboleà tout hasard.

– C’est cela, dit le cocher, l’autre luia donné ce nom.

– Et l’autre, comments’appelait-il ?

– Un drôle de nom, et la femme aussi,allez !

L’homme s’appelait le Pâtissier.

Rocambole tressaillit, mais son visage nelaissa rien percer de l’émotion qu’il éprouvait.

– Et la femme ?

– La femme s’appelait la Chivotte, dit lecocher, qui avait bonne mémoire.

Quelques gouttes de sueur perlèrent au frontde Rocambole.

Qu’était donc devenue Vanda aux mains de cestrois bandits ?

– Écoute-moi bien, reprit-il, après unsilence, et dis-toi que ton sort dépend de ta sincérité : tupeux aller au pré, rien que ça.

Le cocher étouffa un cri d’épouvante.

– Car, poursuivit Rocambole, tu t’esrendu complice cette nuit d’un enlèvement et peut-être d’unassassinat.

– Monsieur, je vous jure… que je croyais…qu’il s’agissait d’une affaire d’amour…

Rocambole regardait le cocher, et la terreurpeinte sur le visage de ce dernier lui disait qu’il étaitsincère.

– Allons à Romainville, dit-il, là… nousverrons…

Les mots d’assassinat et de complicité avaienttellement bouleversé le cocher qu’il n’eût pas même essayé de fuir,s’il en eût eu l’occasion.

Il se mit à suivre exactement le même cheminet contourna les buttes Chaumont, après avoir longé jusque-làl’ancien boulevard extérieur.

Puis il prit le chemin creux qui aboutissaitaux champs.

Mais, arrivé au bout, il dit :

– Je me suis arrêté là.

Rocambole descendit ; il put seconvaincre de la véracité du cocher.

On voyait distinctement sur la terre fangeusele train de la voiture qui avait tourné sur elle-même.

Puis quelques empreintes de pas quidescendaient dans le sentier.

Rocambole reconnut le pied mignon et finementchaussé de Vanda.

Il était sur ses traces.

Mais où conduisait ce sentier ?

Rocambole savait heureusement son Paris parcœur : il se dit aussitôt :

– S’ils ne l’ont pas assassinée, ilsl’ont séquestrée dans les Carrières de Pantin.

J’arrive trop tard, ou trop tôt.

Trop tôt, si Timoléon a déjà assouvi sur ellela haine qu’il me porte.

Trop tard s’il faut la délivrer.

En effet, ce n’était pas dans le costume qu’ilportait que Rocambole pouvait se risquer à pénétrer dans cesnouveaux repaires de vagabonds et de voleurs.

– Il faut attendre à ce soir, dit-il.

Et le cœur plein d’angoisses, mais toujoursimpassible, il remonta dans le fiacre en disant aucocher :

– Ramène-moi à Paris, là je verrai ce queje dois faire de toi.

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